création
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin creare, « créer », causatif de crescereo, « naître, croître ».
Philosophie Générale, Métaphysique
Acte par lequel une chose vient à l'existence.
En un sens radical, on ne devrait pas parler de création lorsque des éléments ou un matériau préexistent à l'apparition de la chose créée. Ainsi la notion de création renvoie-t-elle spontanément à la création du monde par Dieu, à partir du néant : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (...) Dieu dit : “que la lumière soit” et la lumière fut » (Genèse, 1, 1-3, La Bible de Jérusalem). Cette contiguïté entre création et commencement absolu, dans un contexte monothéiste, permet d'exclure de l'idée de création les notions voisines de fabrication et de production, dans lesquelles préexiste une matière. Le concept de création à partir du néant (création ex nihilo) se distingue d'un acte simplement démiurgique tel que pourrait le dépeindre l'Antiquité grecque, par exemple.
C'est donc au Moyen Âge, dans la pensée scolastique, que la notion de création se voit pleinement thématisée – on distingue ainsi, dans la création, le terminus a quo, le point de départ, du terminus ad quem, le point vers lequel tend l'acte créateur. Si une telle conceptualité s'appuie sur un dispositif théorique inspiré d'Aristote (la question de la causalité ne cesse d'alimenter cette réflexion), c'est bien le christianisme qui définit en propre la création comme creatio rei ex nihilo.
Mais, après saint Anselme et la patristique, c'est Descartes qui s'empare de la question pour la placer au centre de sa philosophie, et qui initie ainsi l'un des débats fondamentaux de l'âge classique : comme il l'écrit à Mersenne le 27 mai 1630, Dieu est cause totale, « il est aussi bien auteur de l'essence comme de l'existence des créatures : or cette essence n'est autre chose que ces vérités éternelles ». C'est donc Dieu qui crée les vérités éternelles, elles dépendent de lui – les vérités mathématiques ont avec Dieu le même rapport que le reste des créatures, autrement dit elles sont elles-mêmes créées. Descartes l'écrit dans une autre lettre de 1630 (15 avril) : « que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures ». La doctrine de la création des vérités éternelles a de lourdes conséquences, à la fois métaphysiques, sur l'ontologie proprement cartésienne, et sur sa théorie de la connaissance, puisque la physique de Descartes découle entièrement de ce premier principe.
Ce que Leibniz reproche à Descartes, c'est l'idée d'une création que ne précède aucune conception et qui épuise tout le possible, puisque celui-ci est chez Descartes placé sur le même plan de dépendance par rapport à la toute-puissance divine que les choses créées ; la création, pour Leibniz, ne dépend pas de la seule puissance de Dieu, car elle repose sur le choix du meilleur de tous les mondes possibles qui se trouve dans l'entendement de Dieu. Avant de relever de la puissance, elle engage donc la sagesse et la bonté : le Dieu des philosophes doit être celui que nous espérons.
L'empirisme des Lumières, puis la philosophie critique de Kant réduiront la science au plan des phénomènes, de ce qui apparaît, de telle sorte que les premiers principes des choses feront chez Kant l'objet d'une connaissance par idée, et non par concept, c'est-à-dire d'une connaissance entièrement indépendante de l'expérience, et de ce fait vouée à ne pas recevoir de solution.
Clara da Silva-Charrak
Notes bibliographiques
- La Genèse, « Les origines du monde et de l'humanité, la création et la chute », La Bible de Jérusalem, traduite par l'École française de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975.
- Descartes, R., Lettre à Mersenne du 15/4/1630, Garnier, Paris, 1988, tome I, p. 254.
- Lettre à Mersenne du 27/5/1630, ibid., p. 267.
- Lettre à Mesland du 2/5/1644, ibid., tome III, p. 68.
- Principes, I, art. 27.
- Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique, I, Vrin, Paris, p. 25 ; Théodicée, « La cause de Dieu », GF, Paris, p. 425.
- Voir aussi : Platon, Timée, trad. et notes de L. Robin, Gallimard, Paris, 1950.
Philosophie Médiévale, Théologie
1. Au sens large, la création est l'acte productif par excellence. – 2. Dans la pensée chrétienne, c'est l'acte par lequel Dieu crée le monde, à partir de rien, en lui donnant l'être ; ensemble des êtres créés résultant de cet acte.
Si les traducteurs de la Bible des Septante intitulèrent « Genèse » le récit biblique de la création, c'est parce qu'ils ne trouvèrent aucun mot grec pour exprimer l'idée de création. Cette idée est en effet étrangère à la pensée grecque, pour laquelle rien ne procède de rien et toute « genèse » a lieu à partir de quelque chose. Pour parler de la création, les écrivains grecs chrétiens, et déjà avant eux Philon d'Alexandrie(1), choisirent le verbe ktizo, « fonder ».
En tout état de cause, la création reste explicitement, chez les chrétiens, un mystère. Dieu, selon l'Écriture, est l'unique créateur du ciel et de la Terre(2). Cet acte commun au Père, au Fils et à l'Esprit est une promotion à l'être d'une réalité qui n'existait en aucune façon avant lui (« creatio ex nihilo »). Il y a ainsi lieu de le distinguer de la procession qui naît du partage d'une même nature ; de l'émanation selon laquelle l'être créé partage la substance du créateur et en est en quelque sorte une partie séparée ou un mode d'être ; de la transformation, de la génération ou du changement, lesquels ne s'opèrent qu'entre deux termes réels. Dieu produit le monde tant quant à sa forme que quant à sa matière, à partir de rien, par un acte de sa toute-puissance. Cette création ex nihilo ne doit pas être entendue comme une fabrication du monde avec pour matériau le rien, en tant que matière première. Produire ex nihilo, de rien, c'est produire ex Deo(3). De nombreux scolastiques, sur la base des textes sacrés, vont s'attacher à l'étude du sens de la formule « de rien », comme Anselme de Canterbury(4) ou Bonaventure(5). Ainsi faut-il comprendre le de, non pas comme le signe d'une origine, matérielle, mais plutôt comme indiquant seulement un ordre de succession(6). Ils vont aussi développer une terminologie extrêmement précise en proposant diverses définitions qui serviront de matériaux communs à l'étude du mystère. Le néant, point de départ de la création, est le terminus a quo, tandis que la réalité nouvellement créée, est le terminus ad quem. Cette création est quant à son origine creatio rei ex nihilo (création d'une chose à partir de rien), quant à son résultat, creatio rei secundum totam substantiam (selon la totalité de sa substance) ; quant à sa fin creatio entis in quantum ens (création d'un être en tant qu'il est). D'autres distinctions vont naître du grand souci de clarté des scolastiques : la création peut ainsi être active, quand elle est considérée comme l'acte créateur, passive lorsqu'elle est entendue comme devenir de l'effet, participative lorsqu'elle est comprise dans son principe (l'agent et ses facultés), terminative, quant à son résultat, la créature. Ces réflexions vont aussi permettre de séparer, dans le récit de la Genèse, une création première qui est la création de la matière cosmique, de l'œuvre des six jours, appelée création seconde.
Michel Lambert
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Philon d'Alexandrie, De somniis, I, 13.
- 2 ↑ Genèse, I, 1.
- 3 ↑ Saint Augustin, Opus imperf. Contra Jul., l. V, c. 42.
- 4 ↑ Anselme de Canterbury, Monologion, 8.
- 5 ↑ Bonaventure, In IV Sent., l. II, dist. I, p. 1, a. 1, q. 1, ad 6.
- 6 ↑ Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, qu. 45, art. 1, ad 3.
- Voir aussi : Guelluy, R., La création (Mystère Chrétien. Théologie dogmatique), Desclée de Brouwer, Tournai, 1963.
- Sertillanges, A.D., L'idée de création et ses retentissements en philosophie, Aubier, Paris, 1945.
→ dieu, éternité, limite, matière
Esthétique
Action d'engendrer une œuvre dotée de nouveauté significative. Par extension, l'œuvre réalisée, en particulier la première manifestation publique d'un spectacle (pièce de théâtre, opéra, chorégraphie...).
L'idée de création artistique découle, non sans ambiguïtés, de la conception théologique d'un Dieu créateur. Cet héritage contribue à éclairer sa complexité ainsi que les problèmes qu'elle pose.
La notion de création s'est lentement imposée dans le champ de l'art, par un renversement significatif puis par déplacements successifs. Si le Moyen Âge comparait Dieu à l'artiste pour faire comprendre la nature de la création divine, en revanche, comme le souligne [line] E. Panofsky, « les temps modernes comparent l'artiste à Dieu afin d'“héroïser” la création artistique »(1). Cela se fait progressivement. L'artiste qui s'inspire du modèle divin, dans le contexte humaniste de la Renaissance, proclame encore son obédience vis-à-vis du Créateur suprême. Peu à peu, et parallèlement à la lente conquête de son autonomie sociale et culturelle, il va revendiquer son plein statut de créateur et l'imposer à la fin du xviiie s. Il se détache alors résolument des arts mécaniques, affirmant qu'il n'est ni le servile imitateur de la nature ni le simple exécutant d'une production, mais qu'il fait venir à l'être de l'inédit et ouvre ainsi de nouveaux horizons.
Cette ambition contribue à fixer durablement un archétype de la création artistique qui magnifie la toute-puissance du sujet créateur et garde ainsi en creux la trace du modèle divin. Une telle toute-puissance transcende la matière employée et les thèmes travaillés ; elle se manifeste dans le surgissement d'une œuvre originale. À la représentation de l'artiste « inspiré », souple instrument de la volonté divine, succède la conception d'un être d'exception que le génie singularise – conception explicitement proposée au xviiie s. et que le romantisme développera et amplifiera. Le génie, don naturel, rend son œuvre exemplaire(2). Ses créations, envisagées dans leur irréductible unicité, revêtent une valeur auratique ; rassemblées, elles constituent un univers qui trouve en lui-même sa valeur.
La notion de création permet donc de comprendre la place accordée à l'artiste, l'éventuelle sacralisation de l'art(3) qui en résulte, ainsi que la valeur conférée à l'originalité. Mais on peut se demander si elle n'est pas plus suggestive qu'explicative et si elle n'occulte pas d'autres dimensions fondamentales.
Une notion problématique
Car l'horizon implicite d'une création ex nihilo peut faire oublier le legs fécond d'un héritage et d'une culture, la force vive des appropriations mimétiques, des réinterprétations parfois conflictuelles(4). De même, la glorification d'un créateur démiurge minore le fait que l'artiste se trouve dans un monde existant qu'il peut contribuer à révéler ou à exalter, dans la saisie attentive ou la mise en perspective de telle ou telle matière, de tel ou tel paysage (qu'on songe ici au « land art » ou encore à la « musique concrète »). La célébration de la puissance créatrice relègue dans l'ombre les brouillons et les repentirs, les choix opérés et, plus globalement, la place permanente du travail et de l'effort. Dès lors, parce qu'elle est envisagée hors de tout contexte et de toute lignée, l'œuvre risque de n'être appréciée qu'à l'aune de la personnalité remarquable de son concepteur, lequel transcende ses créations, qui ne sont plus que des symptômes ou des reliquats. L'héroïsation de l'artiste contribue donc paradoxalement à ruiner l'exigence de compréhension d'une œuvre au profit du sujet qui l'engendra et d'une recherche effrénée de radicale nouveauté.
Pour réagir contre ces dangers, contre la sacralisation aussi de l'acte créateur et le culte de l'originalité, la seconde moitié du xxe s. a souvent tenté de prendre ses distances avec l'idée de création. Elle l'a fait en pratique de diverses manières : par le recours manifeste aux emprunts, aux collages, aux citations, par le travail assumé sur les matériaux, par la mise en jeu d'autres notions (« happening », « performance »...) qui se réfèrent à une temporalité circonscrite, indiquent explicitement les conditions de leur mise en œuvre et sollicitent l'interactivité du spectateur. Parallèlement, pour s'interdire le trop facile recours à la biographie d'un sujet réputé génial, la réflexion théorique s'est centrée sur la structure des œuvres, leurs correspondances et leurs mises en relation réciproque, ou encore sur la notion même d'œuvre et la capacité de quelque chose à « fonctionner comme œuvre d'art »(5).
La création est une notion centrale dans l'histoire de l'esthétique – notion séduisante mais également ambiguë, trop flatteuse sans doute pour n'être pas dangereuse. Dans cette perspective, elle présente l'intérêt d'obliger chacun à s'interroger et à adopter une position vis-à-vis d'elle ; pour préserver la puissance de liberté qu'elle souligne, certains estimeront alors nécessaire de « sauver ce concept, en le libérant de la gangue métaphysique agglutinée autour de lui »(6), tandis que d'autres préféreront l'abandonner, n'y voyant qu'un terme écran incapable de rendre compte de la genèse effective des œuvres.
Marianne Massin
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Panofsky, E., Idéa. Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, trad. H. Joly, Gallimard, Paris, 1989, pp. 150-151.
- 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 46 et sq., Vrin, Paris, 1968.
- 3 ↑ Schaeffer, J.-M., l'Art de l'âge moderne. L'Esthétique et la philosophie de l'art du xviiie siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1992.
- 4 ↑ Malraux, A., les Voix du silence, Paris, Gallimard, 1959.
- 5 ↑ Goodman, N., Ways of Worldmaking (1978), trad. « Manières de faire des mondes « Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992, p. 90.
- 6 ↑ Revault d'Allonnes, O., la Création artistique et les promesses de la liberté, Klincksieck, Paris, 1973, p. 5.
- Voir aussi : Chrétien, J.-L., Corps à corps, in « Du dieu artiste à l'homme créateur », Minuit, Paris, 1997.
- Flahault, F., et Schaeffer, J.-M., « La Création », in Communications, no 64, Seuil, Paris, 1997.
- Platon, Timée, trad. et notes de L. Robin, Paris, Gallimard, 1950.