talent
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec talanton, « plateau de balance », « poids indéterminé », « somme pesée en or ou en argent ».
Esthétique
Aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique, tantôt considérée comme disposition naturelle, tantôt comme capacité acquise ; en d'autres termes, soit le talent dépend d'un travail, d'une discipline, d'un apprentissage, soit il relève du génie et s'identifie à un don.
Le latin talentum désigne originellement une monnaie. Par exemple, dans la parabole de Matthieu(1), le maître donne des talents à ses serviteurs ; les deux premiers font fructifier leur argent tandis que le troisième enfouit le sien en terre. Selon la parabole, la valeur du talent réside dans l'usage. Le talent suppose une activité. Il consiste en une aptitude particulière à exercer une technique, à utiliser un savoir ou à pratiquer un art d'une manière réussie. Dans le domaine artistique, le talent a, pendant longtemps, été assimilé au métier. Il se réalise dans la haute qualité technique du travail bien fait, la sûreté dans l'utilisation des ressources de l'art, la pratique assidue et l'originalité dans la manière de tirer ingénieusement parti d'une forme expressive pour en résoudre les problèmes. Le talent est alors solidaire du style et d'une manière personnelle à l'artiste d'individualiser le savoir-faire. Aussi permet-il de concevoir un statut propre des beaux-arts.
Poussin(2) affirme que l'origine du style réside dans un génie particulier du peintre en ce qui concerne l'usage de ses idées. Le talent devient une affaire de nature de l'esprit dès qu'il est associé au génie de l'artiste, ce qui lui permet, selon Kant, de rejoindre l'ingenium : le génie est une disposition innée de l'esprit comme ingenium – un talent – par laquelle la nature donne à l'art ses règles(3). Le talent est une faculté productive innée de l'artiste, un don de la nature qui est un pouvoir de produire des œuvres d'art selon des règles inédites. Kant souligne alors une conception de la création artistique dans laquelle l'activité humaine tient à l'élément inné de créativité, de capacité à dépasser et à transformer le donné. Le talent est originalité, il est incommunicable, singulier puisqu'il se développe dans la solitude créatrice de l'œuvre géniale. La philosophie de Kant témoigne d'une inflexion dans la conception du talent : loin du métier et proche du génie, du mystère, du don.
Lorsque Valéry(4) écrit sur les peintres Degas, Corot ou Manet, il cherche à approcher leur talent par une analyse de l'originalité de leur manière de peindre ; la création suppose une puissance de décision, une sorte d'instinct de l'action picturale. Le talent du grand peintre tient en une capacité singulière de faire correspondre un vouloir et un pouvoir, une idée et un acte selon une nécessité qui est celle de la création. Le talent, selon le mot de Valéry au sujet de Manet, n'est plus seulement ce qui définit le génie. Il consiste à produire un chef d'œuvre doté de « résonance », c'est-à-dire capable d'imposer au spectateur une sensation singulière de poésie, un ravissement tellement intense que l'art même de la peinture se fait oublier pour devenir abstrait, porté uniquement par sa capacité de résonance. Le talent est alors un élément non définissable qui ne vaut que par son effet : le ravissement qu'il procure.
Si la proximité exprimée à partir de Kant entre talent et génie explique quelque chose de la force de la création, ne risque-t-elle pas de masquer une dimension plus sociale du talent que la relation au métier mettait en avant ? Le talent est aussi une vertu sociale. Il suppose un apprentissage de normes qui permettent d'identifier l'individu talentueux. Le talent peut être associé à la prouesse, au mot d'esprit, à des domaines qui font fi de la solitude du génie et supposent une reconnaissance sociale immédiate.
Fabienne Brugère
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bible, Évangile selon Matthieu, XXV, 14 sq.
- 2 ↑ Poussin, N., Lettres et propos sur l'art, éd. A. Blunt, Hermann, Paris, 1989, p. 183.
- 3 ↑ Kant, I., Critique de la faculté de juger (1790), § 46-49, trad. J. R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J. M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985.
- 4 ↑ Valéry, P., « Triomphe de Manet » (cit. p. 1333), in Pièces sur l'art, Œuvres, t. II, Gallimard, Paris, 1960.
→ beaux-arts, génie, norme