Karl Herbert Frahm, dit Willy Brandt

Homme politique allemand (Lübeck 1913-Unkel, près de Bonn, 1992).

Chancelier fédéral allemand, il a changé la perception en Europe et dans le monde de l'Allemagne d’après-guerre, qui peut alors reprendre une place dans le concert des nations, malgré le contexte difficile de la guerre froide. Ayant d’abord émigré pendant les années sombres du nazisme, il a ensuite dirigé Berlin-Ouest. Il a contribué par son Ostpolitik au rapprochement avec le bloc de l’Est, connu la chute du mur de Berlin et les débuts de la construction européenne. Son action lui a valu l'attribution du prix Nobel de la paix en 1971.

1. Les années d'exil (1933-1947) : le résistant antinazi

D'origine modeste, Karl Herbert Frahm, fils unique d'une mère célibataire, est élevé par son grand-père, ancien ouvrier agricole et chauffeur de camion. Très jeune, il s'affirme comme militant socialiste et, dès 1931, il passe à la fraction extrémiste des sociaux-démocrates en fondant le SAP (parti socialiste des travailleurs) qui organisera la résistance contre la dictature nazie et les autres mouvements fascites en Europe.

À l'avènement du national-socialisme au printemps 1933, inscrit sur les listes de la Gestapo, il se réfugie en Norvège ; il assimile la langue, se fait naturaliser norvégien et prend le nom de Willy Brandt. Journaliste dans le mouvement ouvrier et secrétaire d'une organisation de solidarité socialiste, il se rend sur le front d'Espagne (1937) et couvre la guerre civile qui y fait rage. Dès cette époque, il prend conscience de la nécessité d'établir un ordre de paix européen fondé sur une unification européenne et publie en 1939 dans le journal Bergens Arbeiderblad un article intitulé « Le rêve des États-Unis d'Europe ».

L'invasion de la Norvège par la Wehrmacht (9 avril 1940), pendant laquelle, se faisant passer pour un soldat norvégien, il est un temps fait prisonnier, le pousse à trouver un nouveau refuge à Stockholm, où il côtoie, au sein de la « petite Internationale », d'autres sociaux-démocrates désireux comme lui d'instaurer un ordre pacifique et stable dans l'Europe d'après-guerre.

De retour en Norvège après la capitulation du IIIe Reich, il couvre le procès de Nuremberg pour la presse norvégienne. En janvier 1947, il est nommé attaché de presse avec le grade de commandant de l'armée norvégienne (ce qui lui sera reproché par la suite) à la représentation norvégienne auprès du Conseil de contrôle allié à Berlin.

2. Député (1950-1957) et bourgmestre de Berlin-Ouest (1957-1966)

Fin 1947, Willy Brandt reprend la nationalité allemande (dont il avait été déchu par les nazis en 1938) et entame, en janvier 1948 dans Berlin en ruines, le véritable début de sa carrière politique. Membre du parti social-démocrate (SPD), il s'impose rapidement au sein de sa formation, qu'il représente à Berlin-Ouest dès 1949 et dont il gravira tous les échelons : vice-président (1958) du comité exécutif du SPD puis président du SPD pour la RFA en 1964 (réélu en 1968 et en 1970). Converti à la social-démocratie scandinave, il s'associe à la pointe des réformateurs qui, lors du congrès de Bad Godesberg (1959), entraînent le SPD dans une véritable révolution dogmatique (rupture avec le « marxisme dogmatique », reconnaissance de l'économie de marché, etc.).

Mais c'est à Berlin – dont il veut faire un « bastion du monde libre » – que sa carrière se joue et que sa renommée se forge. Député de Berlin au Bundestag (1950-1957), bourgmestre de Berlin-Ouest (1957-1966), il se montre face aux Soviétiques et à leurs alliés à la fois ferme, prudent et optimiste. Partisan du rattachement de Berlin à la RFA, il dénonce, en septembre 1958, les entraves apportées au transit avec l'Allemagne occidentale et tente, en vain, par une entrevue directe avec Nikita Khrouchtchev (1959), d'obtenir de l'URSS qu'elle garantisse au moins le maintien du statu quo dans l'ancienne capitale du Reich. Par ricochet, la proposition soviétique de faire de Berlin-Ouest une ville libre sous le contrôle de l'ONU est rejetée par les Occidentaux. L'attitude de Willy Brandt et sa gestion de la crise lui donnent une stature internationale : considéré comme une sorte de ministre des Affaires étrangères-bis, il est consulté par les puissances occupantes et même accueilli comme tel à New York en 1959.

• De l'utopie aux « petits pas »

La construction du mur de Berlin (le 13 août 1961) par les autorités est-allemandes, désireuses de mettre fin à la migration de leurs ressortissants vers l'Ouest, porte un coup très dur à la politique du bourgmestre de Berlin et de ses collaborateurs. Il remue ciel et terre pour tenter de renverser l'irréversible, s'adressant directement au président américain John Fitzgerald Kennedy, dont il est proche par le style et l'attitude. Mais ce dernier le convainc que, la réunification allemande n'étant pas un objectif réaliste des Alliés, c'est aux Allemands eux-mêmes d'y œuvrer. Willy Brandt comprend alors que le sort des Allemands, des deux côtés de la frontière, ne s'améliorera que grâce à une normalisation des relations de la RFA avec l'Union soviétique et donc avec la RDA.

En décembre 1963, un accord est trouvé entre Berlin-Ouest et le gouvernement de la RDA pour faciliter les visites des Allemands ayant de la famille à Berlin-Est. D'autres accords suivront en septembre 1964 et en novembre 1965.

3. Vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères

Candidat malheureux du SPD à la chancellerie contre Konrad Adenauer (septembre 1961), Willy Brandt, à la tête du SPD depuis 1964, est à nouveau battu en 1965, cette fois-ci contre le chancelier sortant Ludwig Erhard. Démissionnaire en novembre 1966, celui-ci est remplacé par Kurt Georg Kiesinger de la CDU. Willy Brandt, désigné par le SPD, met sur pied avec le nouveau chancelier, un projet de gouvernement de « grande coalition ». Dans le cabinet ainsi formé et présidé par Kiesinger (1er décembre), Willy Brandt devient vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères. Partisan de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun et d'un renforcement de l'alliance franco-allemande, Willy Brandt reste attaché à sa « politique des petits pas » avec le bloc de l'Est. Il souhaite notamment qu'un modus vivendi entre Bonn et Berlin-Est reçoive une sanction internationale. Mais l'occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en août 1968 douche ses espoirs.

4. L'Ostpolitik

Après les élections de septembre 1969, remportées par le SPD et le parti libéral (FDP), Willy Brandt est élu chancelier de la RFA le 21 octobre, par 251 voix sur 495. Premier chancelier social-démocrate depuis 1930, il va s'efforcer, au cours des trois prochaines années au pouvoir, de réconcilier l'Allemagne avec elle-même et avec les autres.

Il forme un gouvernement de coalition libéral-socialiste, avec le président du FDP, Walter Scheel aux Affaires étrangères. À l'intérieur, il s'emploie à faire évoluer une législation en retard sur l'évolution des mœurs, projette la démocratisation du système éducatif et l'intervention accrue de l'État dans le domaine social.

Tout en maintenant ses alliances occidentales (il est reçu officiellement en Grande-Bretagne en mars 1970 et aux États-Unis en avril), Willy Brandt entame un bouleversement complet de la politique extérieure ouest-allemande en prônant l'Ostpolitik, le rapprochement avec l'Est (inspiré par son éminence grise, Egon Bahr). Il reconnaît l'existence de fait de la RDA, mais ouvre la voie à la négociation qui débouche sur la reconnaissance du statu quo territorial, question cruciale aux yeux des Soviétiques. Malgré la fréquente opposition des chrétiens-démocrates, il obtient des succès encourageants. Un premier traité est signé le 12 août 1970 à Moscou, le second le 7 décembre 1970 à Varsovie. Bonn y reconnaît les frontières de l'après-guerre, notamment la ligne Oder-Neisse comme frontière occidentale de la Pologne mais également comme frontière entre les deux Allemagne.

Le problème le plus brûlant restant les relations avec la RDA, une double rencontre a lieu à Erfurt (19 mars 1970) puis à Kassel (21 mai) entre le chancelier Brandt et Willi Stoph, président du Conseil des ministres de la RDA. Peu après, le 3 septembre 1971, Willy Brandt obtient un accord entre les quatre puissances occupantes de Berlin : cet « accord quadripartite » règle les conditions de circulation des Alliés et des Berlinois de l'Ouest sur les voies de transit et stipule que, Berlin n’étant pas un élément constitutif de l'Allemagne fédérale, le Bundesrat et le Bundestag ne pourront plus s'y réunir. En décembre 1971, les deux Allemagne signent elles aussi un traité sur la circulation. Enfin, signé le 21 septembre 1972, le traité fondamental entre les deux États allemands garantit leur intégrité territoriale tout en maintenant la possibilité d'une réunification. Une des conséquences en sera l'admission de la RFA et de la RDA aux Nations unies en septembre 1973.

L'Ostpolitik du chancelier Brandt fut l'objet de vives critiques de la part des chrétiens-démocrates qui perçurent la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse comme un abandon de territoires allemands. De même, une partie de l'opinion allemande interpréta négativement le fait que le chancelier s'agenouille devant le monument commémorant l'insurrection du ghetto de Varsovie (décembre 1970), marquant ainsi la volonté de l'État et du peuple allemands d'assumer les actes criminels du IIIe Reich. Cependant, l'image de cet acte de contrition accompli par un homme politique au nom de son peuple, pour des faits auxquels il n’avait pas pris part, devint un symbole de l’honneur retrouvé ; elle devait faire le tour du monde.

5. Le prix Nobel de la paix

Willy Brandt se voit récompensé par l'attribution du prix Nobel de la paix en 1971. En novembre 1972, des élections anticipées sont une victoire pour le SPD. Réélu chancelier, Willy Brandt axe sa politique extérieure sur la détente internationale et la mise en place de l'union économique et monétaire de l'Europe. Mais, n'ayant pas réalisé les réformes sociales promises, le chancelier perd progressivement la confiance de l'opinion et doit faire face à l'opposition libérale ainsi qu'à l'agitation de l'aile gauche de son parti. Il est également confronté, à partir de 1972, aux difficultés économiques liées à la crise internationale (→  crise des années 1970-1990).

De plus, une affaire d'espionnage avec la RDA met en cause Günther Guillaume, le chef de son cabinet : Willy Brandt démissionne le 7 mai 1974 ; il garde néanmoins la présidence de son parti jusqu'en 1987, siège au Parlement européen de 1979 à 1983 et préside l'Internationale socialiste (1976-1992) qu'il contribue à développer pour en faire une organisation influente.

Témoin de la chute du mur de Berlin dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, c'est lui qui trouve la formule : « Enfin ce qui forme un ensemble grandira ensemble ». Il meurt le 8 octobre 1992. Le chancelier Helmut Kohl organise des funérailles nationales auxquelles assiteront de nombreux chefs d'État.

Pour en savoir plus, voir les articles Allemagne : vie politique depuis 1949, coexistence pacifique, guerre froide.