Isidore Ducasse, dit le comte de Lautréamont
Poète français (Montevideo 1846-Paris 1870).
Une vie brève
Jusqu'en 1860, on ne sait ce qu'il advient de lui. On le retrouve élève au lycée impérial de Tarbes (1860-1862), puis au lycée impérial de Pau. En 1867, il est à Paris pour faire des études à l'École polytechnique. De ce séjour à Paris, nulle trace, si ce n'est celle des différents hôtels qu'il habite. Il meurt le 24 novembre 1870, pendant le siège de Paris.
Les Chants de Maldoror : la profanation de toutes les valeurs reconnues et de tous les stéréotypes littéraires
Telle est la brève existence d'Isidore Ducasse. L'indigence de sa biographie a contribué à former la légende qui l'entoure. Il est tout à la fois « le passant sublime, le grand serrurier de la vie des temps modernes » (Breton), « le commis voyageur du fantastique » (J. Hytier), « un génie malade et même franchement un génie fou » (Remy de Gourmont).
Lautréamont ne laisse qu'un livre unique, les Chants de Maldoror, deux fascicules intitulés Poésies, qui sont bien davantage une « préface à un livre futur », et quelques lettres à son éditeur.
Les Chants de Maldoror (1869) ne connurent pas l'accueil du public du vivant de l'auteur, car, selon les propres termes de Lautréamont, « une fois qu'il fut imprimé, il [l'éditeur] a refusé de le faire paraître, parce que la vie y était peinte sous des couleurs trop amères et qu'il craignait le procureur général ». Méconnu par ses contemporains, Lautréamont ne fut découvert qu'en 1890 par L. Genonceaux. Mais il ne trouvera une véritable audience qu'avec les surréalistes, dont il sera le maître à penser, le maître à vivre.
Les Chants de Maldoror se présentent sous la forme de six chants, composés de strophes qui semblent à première vue n'avoir aucun lien les unes avec les autres. À l'intérieur de chacune de ces strophes, les digressions ne manquent pas pour dérouter le lecteur et lui faire accroire qu'il s'agit bien d'un « génie malade ». La maladie de Lautréamont est d'avoir fait sauter l'ordre dit logique, la logique aristotélicienne habituelle, pour tenter d'établir, comme il le dit lui-même, une « rhétorique nouvelle ». Cette rhétorique nouvelle suppose au préalable une remise en question radicale de toute vérité, qui pourrait bien être une « vérité partiale », que la force de l'habitude, la faiblesse de l'homme et surtout son hypocrisie ont établie une fois pour toutes.
Ce bouleversement radical de l'ordre existant se manifeste déjà au niveau de la création littéraire.
Au terme d'un romantisme exubérant, au cours duquel l'écrivain s'est cru le détenteur souverain d'un secret qu'il se devait de révéler à un lecteur passif, Lautréamont prend à partie ce lecteur, dès le début de la première strophe, et le met dans l'obligation de participer à sa recherche et de s'interroger en même temps que lui sur son œuvre en train de se faire. L'écrivain n'apporte plus de « message » ; il écrit pour connaître le « problème de la vie » et, ce faisant, il interrompt le cours de son récit pour faire part de ses doutes et de ses certitudes, pour dévoiler les rouages du fonctionnement de son écriture. Le récit ne subit plus de formes toutes faites, a priori, à l'intérieur desquelles chaque effet est le produit d'une cause, prévue d'avance, selon un plan déterminé ; il suit le mouvement de la pensée, qui passe souvent du coq à l'âne, obéit aux impulsions les plus imprévues, sans perdre pour autant le but qu'il se propose d'accomplir. Le but de Lautréamont est d'« attaquer l'homme et celui qui le créa » : Dieu. Contrairement à l'opinion courante, l'homme « n'est composé que de mal et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer ». Malgré sa liberté, son égalité et sa fraternité, la justice humaine ne peut enrayer une lutte d'intérêts sordides commandés par la vanité et le désir de gloire. C'est pourquoi Maldoror se décide à fuir les « ruches humaines ». Mais il ne peut cependant rester seul. Il part à la recherche de son « semblable ». Et cette union parfaite à laquelle il aspire, il ne la trouve provisoirement qu'avec une femelle de requin. Pour ne plus être mêlé aux « marcassins de l'humanité », parmi lesquels il ne peut se reconnaître, il a recours à la métamorphose, ultime remède. Mais quand il se change en cygne pour rejoindre le « groupe de palmipèdes » qui se trouve au milieu du lac, ceux-ci le tiennent à l'écart. S'il est parvenu à prendre leur forme, il est resté noir parmi les cygnes blancs, qui ne peuvent le reconnaître comme un des leurs.
Par voie de conséquence, Dieu, « qui n'aurait jamais dû engendrer une pareille vermine », subit le plus grand procès de la littérature moderne.
Dieu, responsable des hommes, puisqu'il les a créés, ne se préoccupe guère de leur situation. Il les laisse s'entre-tuer, se livrer à des « actes stupides », pendant que lui-même s'abandonne à des actions peu édifiantes : il admet qu'on l'insulte, sans souci de sa dignité divine, il se soûle, fréquente le bordel. La bassesse humaine peut trouver une justification : l'exemple vient de haut. Dieu, lui, est inexcusable. Non content de ne pas vouloir éclairer l'homme sur sa condition, il le met dans l'impossibilité de la connaître par ses propres moyens, « jaloux de le faire égal à lui-même ». Lorsque Lautréamont tente d'écrire, il le foudroie et le paralyse pour lui interdire cette recherche qui lui permettrait d'apaiser cette « soif d'infini ».
Une rhétorique nouvelle
On ne peut parler des Chants sans considérer les Poésies, qui semblent les désavouer. « Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir… » Cette négation n'est qu'un faux-semblant. L'approuver serait ne pas tenir compte de l'ironie sous-jacente en permanence dans l'œuvre de Lautréamont. L'ironie favorise en effet la distance vis-à-vis de l'œuvre, distance indispensable pour ne pas se laisser prendre au jeu esthétisant de la littérature au détriment de la recherche de la vérité. Constamment, Lautréamont tourne en dérision ses plus belles envolées lyriques pour ne pas s'abandonner aux épanchements des romantiques, ces « grandes têtes molles ». L'ironie est, pour reprendre une définition de Maurice Blanchot, « la garantie de la lucidité » nécessaire pour mener à bien son entreprise de démystification radicale de la réalité qui permettrait de pouvoir regarder en face, sans se laisser influencer par les « préjugés », ces « nouveaux frissons qui parcourent l'atmosphère intellectuelle ». L'opposition apparente des Chants et des Poésies n'est que la mise en évidence de l'impossibilité qu'il y a de séparer le bien du mal, l'ordre du désordre, la raison de la déraison.
Mais l'ironie est aussi une arme de destruction. Elle autorise l'enfoncement des ongles longs de Maldoror dans la poitrine d'un enfant « de façon qu'il ne meure pas », se jouant, sadique, de sa naïveté ; ou bien encore l'envahissement d'une armée de poux mise en mouvement par Maldoror pour attaquer la ville jusque dans ses fondements. Avant de parvenir à l'établissement de cette rhétorique nouvelle, il est nécessaire de saper ce qui existe, et plus particulièrement la société présente, dont ce long poème est une contestation au second degré.
Cette destruction systématique et parfois terrifiante est beaucoup moins le fait d'un esprit malin ou malade qu'une volonté de provoquer la stupéfaction : « Ce sentiment de remarquable stupéfaction […] j'ai fait tous mes efforts pour le produire. » Lautréamont, par le choc qu'il provoque sur le lecteur, contraint celui-ci à une interrogation sur les problèmes essentiels : Dieu, l'homme, le bien, le mal. Il le mène à une tension telle qu'elle peut le pousser à agir dans la pratique, car « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ». Il n'est pas question d'obliger le lecteur à imiter le comportement stupéfiant de Maldoror, mais de faire en sorte que ce lecteur réagisse devant le récit des faits et des méfaits et qu'il en tire une « morale », de façon qu'ils ne se produisent plus. Mais surtout, par la composition même des Chants, Lautréamont ordonne une « logique » qui n'est plus celle qui est limitée par les cadres prêts à penser, exemplaires, qui forcent l'homme à se soumettre à des lois qui ont prouvé depuis longtemps leur inefficacité puisque les hommes continuent de s'ignorer, que le créateur ignore l'homme et que le mal, malgré la morale moralisante, sévit encore, en dépit de tous les efforts réunis pour le camoufler. La « morale » dont il se fait le « défenseur énergique » est celle qui permettrait à l'homme d'être lui-même responsable de sa causalité et de suivre les pulsions et les impulsions qui lui sont commandées non par un ordre extérieur, qu'il soit divin ou humain, mais par son propre désir, suivant une vérité qui ne serait plus celle des stéréotypes, mais des modèles qu'il découvre lui-même, peu à peu, et qu'il ne craindrait pas de mettre aussitôt en question, de la même manière que la phrase de Lautréamont se détruit au fur et à mesure de sa prononciation, dès qu'elle ne répond plus à cette exigence fondamentale qui est de « traquer avec le scalpel de l'analyse les fugitives apparitions de la vérité jusque dans ses derniers retranchements ». Celui qui a pu affirmer que l'on peut être « beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » a ouvert la voie à une poésie qui n'avait plus aucune commune mesure avec celle de ses prédécesseurs. Par les cadres nouveaux qu'il trace déjà dans cette comparaison, Lautréamont permet la venue possible d'« une nouvelle race d'esprit » qui irait de pair avec l'avènement de cette « rhétorique nouvelle ». C'est ainsi que le souhait formulé par Lautréamont pourrait devenir effectif : « La poésie doit être faite par tous et non par un. »