Gaston Bachelard
Philosophe français (Bar-sur-Aube 1884-Paris 1962).
Théoricien de la connaissance scientifique, Gaston Bachelard est l’un des maîtres fondateurs de la nouvelle épistémologie française. Il s’est, en même temps, illustré dans une analyse des formes de l’imaginaire éclairée par la psychanalyse.
Une carrière exemplaire
Fils d’artisan, entré aux Postes et Télégraphes après ses études secondaires, Gaston Bachelard va faire une double carrière de scientifique et de philosophe. Licencié en mathématique en 1912, il est mobilisé en 1914 et sera décoré de la croix de guerre 1914-1918. Entre 1919 et 1930, il enseigne la physique et la chimie au collège de Bar-sur-Aube. Veuf dès 1920, il doit élever seul sa fille Suzanne (1919-2007), qui, plus tard, contribuera à diffuser et à commenter ses travaux d’épistémologue.
Également licencié de philosophie en 1920, après une seule année d’études, Bachelard réussit l’agrégation en 1922 et enseigne désormais dans deux disciplines à Bar-sur-Aube. Docteur ès lettres en 1927, il devient professeur à la faculté de Dijon, avant d’être nommé à la Sorbonne, où, de 1940 à 1954, il est le titulaire de la chaire d’histoire et de philosophie des sciences, tout en dirigeant l’Institut d’histoire des sciences et des techniques. Élu à l'Académie des sciences morales et politiques en 1955, il reçoit en 1961 le Grand Prix national des Lettres.
La philosophie du non
Dans son ouvrage majeur, le Nouvel Esprit scientifique (1934), Gaston Bachelard fait de la connaissance scientifique une critique à la fois simple et rigoureuse. Sans accorder une confiance aveugle à la science, il en examine les conditions de possibilité loin de tous les exclusivismes. Contre les partisans du raisonnement par induction, il fait observer que l’on ne peut jamais affirmer qu’il n’y aura pas de contre-exemples à la loi que l’on a établie. Contre les empiristes, il montre que l’objet de la science tient aux régularités observables et que, en conséquence, les lois ont une légitimité rationnelle. Le rationalisme doit être « appliqué » et non pas cantonné dans l’abstraction dénuée de sanctions expérimentales. Les instruments scientifiques sont ainsi des théories matérialisées, de sorte que toute théorie est une pratique ; il est ainsi possible de parler d’un « matérialisme rationnel ».
La science procède donc par une double rupture. D’une part, elle est en rupture par rapport aux erreurs anciennes. Connaître scientifiquement exige de s’opposer à ce qui est tenu pour vrai sans être offert à l’examen critique et à l’expérience. Les théories établies peuvent devenir des préjugés si elles ne sont pas offertes à la possibilité de la réfutation. Ainsi, toute étude épistémologique doit être historique. D’autre part, la connaissance scientifique est en rupture avec l’expérience commune de la réalité. Le sens commun constitue, en effet, un obstacle qu’il faut dépasser : l’affectivité qui lui est liée ne concerne pas l’objet à étudier mais le sujet et lui seul ; le scientifique doit donc s’en départir. Dès les premiers mots d’une autre de ses œuvres clés, la Formation de l’esprit scientifique (1938), Bachelard l’annonce clairement : « Rendre géométrique la représentation, c’est-à-dire dessiner les phénomènes et ordonner en série les événements décisifs d’une expérience, voilà la tâche première où s’affirme l’esprit scientifique. » La condition même du nouvel esprit scientifique est donc une « philosophie du non », selon le titre même de son ouvrage de 1940.
La poétique de la rêverie
L’imagination de l’individu lui est propre, mais, tout à la fois, elle est structurée par un inconscient collectif, lui-même porteur d’archétypes. La littérature et la mythologie expriment et mettent en forme ces archétypes. La psychanalyse peut constituer un outil précieux pour interpréter le sens des images, des rêves mais aussi des connotations affectives. Bachelard réalise ainsi une critique de l’imaginaire centrée sur les quatre éléments que la philosophie de la nature présocratique, en particulier celle d’Empédocle, avait distingués. Chacun des quatre éléments est le foyer d’images et d’évocations particulières que le scientifique doit écarter.
Le texte de Bachelard se fait lui-même poésie, et ses titres sont évocateurs : la Psychanalyse du feu (1938), l’Eau et les rêves (1942), l’Air et les songes (1943), la Terre et les rêveries du repos (1946), La Terre et les rêveries de la volonté (1948), la Poétique de l’espace (1957), la Poétique de la rêverie (1960), la Flamme d’une chandelle (1961). La prose de l’épistémologue épouse son sujet et laisse entrevoir la force des images : « Tout rêveur de flamme est un poète en puissance. Toute rêverie devant la flamme est une rêverie qui admire » (la Flamme d'une chandelle).
Les évocations oniriques remontent à l’enfance et s’enracinent dans des traditions ancestrales ; elles sont également liées aux grands textes de la littérature. Dans l’Eau et les rêves, par exemple, Bachelard évoque le poète allemand Novalis, qui associe l’eau à la figure de la femme ; dans l’Air et les songes, il étudie Nietzsche et Wagner, penseurs et musiciens « ascensionnels ». Les mythes nous habitent et portent un sens qui souvent reste pour nous inconscient : le feu, volé par Prométhée, est la figure de la transgression ; gardé par les Vestales, il symbolise la continuité de la cité.
La pensée de Gaston Bachelard, indépendante de tous les systèmes, adopte une position équilibrée : le rapport poétique à la réalité ne doit pas être déprécié au nom de la science ; il coexiste avec elle. Le chercheur, pour être scientifique, n’en est pas moins homme. Cette approche exercera une grande influence sur l’épistémologie française à travers l’œuvre principalement de Georges Canguilhem (1904-1995) et de Michel Foucault (1926-1984).