Chrétien de Troyes
Poète français (vers 1135-vers 1183).
Vie et œuvre
Au début de son Cligès vers (1175), Chrétien de Troyes énumère ses œuvres de jeunesse : un Art d'aimer inspiré d'Ovide ; un Mors de l'Espaule (Pelops ?) ; un Philoména (histoire des amours tragiques de Térée, époux de Procné, et de Philomèle, sœur de celle-ci, d'après les Métamorphoses d'Ovide) ; un Livre du roi Marc et d'Yseut la blonde ; Érec et Énide. Ce roman a été conservé, de même que le Philoména, connu par une transcription tardive ; les autres œuvres sont perdues. Il faut ajouter à cette liste des chansons d'amour : deux nous sont parvenues, qui datent de 1165 environ. Après le Cligès, Chrétien écrivit, sans doute en même temps, le Chevalier au lion et, pour Marie de Champagne, le Chevalier à la charrette. Après 1180, il entreprend pour Philippe d'Alsace, comte de Flandre, un Conte du Graal qu'il laisse inachevé. Un Chrétien est l'auteur du roman pieux de Guillaume d'Angleterre : est-ce le même ? On y sent moins la main d'un maître, et l'ouvrage verse dans le romanesque facile et la dévotion un peu mièvre : le héros subit toutes sortes d'épreuves incroyables sans se départir de sa soumission à la volonté divine. Mais des études précises de style tendent à corroborer l'attribution du Guillaume au grand romancier troyen.
Toute l'œuvre de Chrétien de Troyes va contre une conception fataliste de l'amour, si l'on excepte les œuvres antiquisantes du début, qui tiennent sans doute de l'exercice d'école. Les chansons proclament que la fine amors exige une volonté libre et ne saurait s'épanouir après l'absorption du philtre qui enchanta Tristan. Érec et Énide est le roman de l'amour conjugal : Énide qui a eu le tort de ne pas révéler à temps à son mari qu'on lui reprochait de négliger les tournois, tant il était absorbé par les délices d'une lune de miel prolongée, reconquiert son estime en dominant sa timidité initiale (elle enfreint l'ordre qu'elle a reçu de rester silencieuse ; or, Érec la fait chevaucher devant lui, et elle aperçoit avant lui les périls qui les guettent) ; elle s'élève à la hauteur d'Érec en prenant des initiatives heureuses lors de graves dangers ; elle sera couronnée reine à ses côtés, après qu'Érec aura triomphé de la plus redoutable aventure : le combat contre Mabonagrain, qui s'est enfermé avec son amie dans un verger merveilleux. L'amour généreux est vainqueur de l'amour égoïste, et la fuite des amants loin des hommes dessert la passion au lieu de l'exalter. Tel est aussi le message de Cligès.
Dans ce roman, à la fois arthurien et oriental, après un prologue où sont relatées les amours des parents du héros, on assiste au débat intérieur de Fénice, qui aime Cligès et refuse de se partager entre son amant et son mari, l'imposteur Alis, qui a ravi à Cligès le trône de Constantinople. Par un philtre, Fénice enchante Alis, qui ne la possède qu'en songe. Un autre artifice magique lui permet de passer pour morte, et Cligès l'emmène dans une tour, puis dans un verger merveilleux où le couple connaît un bonheur relatif. Il ne sera pourtant vraiment heureux qu'après bien des épreuves, lorsque la mort d'Alis aura permis à Cligès et à Fénice d'assumer la fonction impériale et de remplir dans la société des hommes la mission qui est la leur.
Le Chevalier à la charrette
Le Chevalier à la charrette relate comment Lancelot, qui n'est nommé qu'assez tard, lorsqu'il a mérité son nom, libère la reine Guenièvre, épouse du roi Arthur, prisonnière de Méléagant au royaume de Gorre. Le thème est celui d'un aithed, ou récit celtique d'enlèvement. Le royaume de Gorre est une figure de l'autre monde, et Lancelot, pour y parvenir, doit soulever la lame d'une tombe et franchir le pont de l'épée, gardé par des lions illusoires. Mais, surtout, ce roman est un roman de la fine amors. Lancelot tombe en extase devant quelques cheveux de la reine ; il ne combat de toute sa force que s'il parvient à pousser son adversaire entre la reine et lui, de façon à avoir toujours sa dame sous les yeux en même temps qu'il porte ses coups ; il accepte même d'être lâche lorsqu'elle lui en donne l'ordre. Parce qu'il a hésité un moment à monter dans la charrette d'infamie, qui donne son titre au roman, il se heurte à la froideur de Guenièvre, qui le désespère à en mourir- et il va en effet jusqu'à tenter de se suicider. Puis, enfin admis au plaisir suprême, il s'incline devant Guenièvre et l'adore comme une divinité. Et, pourtant, le Chevalier à la charrette n'est pas seulement un hymne à la fine amors. Lancelot est au service de ses semblables et libère les sujets d'Arthur captifs avec Guenièvre. C'est un généreux, qui puise dans sa passion la force et le courage. Il est donc le frère d'Érec et d'Ivain.
Le Chevalier au lion
Le Chevalier au lion est une autre apologie de l'amour au service des hommes. Ivain a épousé Laudine après avoir tué son mari, le gardien de la fontaine de Brocéliande. Laudine lui a donné congé d'accomplir des prouesses durant un an. Ivain a laissé passer ce terme, et il lui faut reconquérir son pardon par une longue série d'exploits, dont le premier est de sauver un lion attaqué par un serpent monstrueux et le plus prestigieux est la libération des pucelles captives au château de Pesme Aventure, où elles sont astreintes au travail forcé. Mais un aussi sec résumé ne peut pas donner une idée juste concernant un roman aussi bien composé. Chrétien n'y renonce pas à son ironie coutumière, mais, plus à l'aise que lorsqu'il rédigeait le Chevalier à la charrette, dont il avait abandonné la fin à Godefroi de Lagny, il noue mieux que jamais son intrigue, multiplie des dialogues sonnant juste et les détails qui font vrai, et sait user comme il faut du merveilleux, qu'il humanise tout en lui gardant son mystère. Il élimine presque tous les développements rhétoriques ou moralisateurs et se contente de raconter avec un brio qui ne se laisse point voir, sûr qu'il est de la valeur démonstrative qui se dégage de sa matière.
Le Conte du Graal
Plus ambitieux encore est le Conte du Graal, dont la source est, dit Chrétien, « le plus beau conte qui fut jamais conté en cour royale ». Ce qu'était le conte primitif ? Probablement un récit des premiers exploits de Perceval, de son échec au château du Graal, puis de son retour auprès du roi pêcheur, auquel il posait les questions attendues, libérant ainsi la terre Gaste de la malédiction qui pesait sur elle. Se mariait-il avec Blanchefleur, qu'il avait délivrée d'un prétendant trop empressé ? On peut penser que oui, à en juger par les Continuations et le Peredur gallois, où le héros n'est pas un chaste. Le trait de génie par lequel se distingue Chrétien est d'avoir dressé, en face de Perceval le naïf, la figure de l'habile Gauvain, qui s'empêtre dans des aventures incroyables et aurait, si Chrétien avait achevé son poème, piteusement échoué à son tour au château du Graal, comme le montre la première Continuation.
Avec le Conte du Graal, Chrétien, sans renoncer à son ironie- si vive lorsqu'il dépeint les déboires du jeune Perceval, qui prend à la lettre tout ce qu'on lui dit-, a probablement cherché à écrire un roman « spirituel », moins chargé, quoi qu'on en ait dit, de significations ésotériques que riche de valeurs humaines, dont la portée apparaît lorsque le héros, après de longues années d'insouciance, vient se confesser à un ermite : celui-ci lui enseigne une morale chrétienne et chevaleresque sans doute un peu terre à terre, mais adaptée à la fois au personnage et à sa fonction. L'enseignement de l'ermite éclaire toute l'œuvre du romancier, qui réagit contre une conception trop romanesque de la chevalerie : l'aventure n'a de prix que si elle combat le désordre ou l'oppression, et l'amour chevaleresque ne se valorise qu'au service de la communauté.
L'inventeur du roman moderne
Chrétien est d'abord- avec Érec et Énide- le romancier du couple, puis il devient le romancier de l'individu. Soucieux de mettre en relief la générosité de son protagoniste, il utilise, dès le Chevalier à la charrette, le personnage de Gauvain comme un repoussoir : Lancelot retrouve Guenièvre avant Gauvain, et, dans le Chevalier au lion, Ivain livre son dernier combat contre Gauvain, qui s'est mis au service d'une cause injuste. Gauvain représente en effet une chevalerie un peu frivole, qui se complaît dans la fausse courtoisie du protocole et de l'amourette. Or, en attribuant des épisodes entiers à ce héros, Chrétien est amené à inventer le principe de l'entrelacement, qui consiste à suivre un personnage pendant un temps donné, puis à revenir à tel autre personnage dont on raconte les exploits pendant le même temps. Cette technique sera très importante dans l'architecture du roman breton en prose.
Chrétien de Troyes n'a pas seulement donné ses lois à la littérature romanesque arthurienne ; il est l'inventeur du roman moderne. Il a su conférer à ses ouvrages une certaine rigueur, une finesse et une vie qui font que ces textes ont gardé une étonnante jeunesse. Il a contribué à lancer des mythes qui n'ont pas cessé d'éblouir l'imagination des hommes.