Camille Saint-Saëns
Compositeur français (Paris 1835-Alger 1921).
La vie et l'œuvre
À la fin de sa vie, Charles Camille Saint-Saëns évaluait, sans illusions, le sort que la postérité réserverait à ses œuvres. Il se bornait à espérer que la logique, la clarté et la solidité de son art ne lui « donneraient pas trop mauvaise figure ».
La postérité « populaire » lui accorda une survie musicale en conservant au répertoire une dizaine de partitions, dont les contemporains de Saint-Saëns avaient déjà assuré le succès, en dépit des querelles nées lors de leurs créations respectives. Les concertos pour piano, violon et violoncelle séduisent encore les virtuoses et l'auditeur actuel. Saint-Saëns a su y utiliser les ressources de virtuosité transcendante propres à chacun de ces instruments au profit d'œuvres où les délicats problèmes de structure (forme cyclique du 4e concerto pour piano, 1875) et d'équilibre sonore entre l'orchestre et le soliste (modernisme du 5e concerto pour piano, 1896) se trouvent habilement résolus, sans exclure une certaine grandeur (2e concerto pour piano, 1868), un charme mélancolique (1er concerto pour violoncelle, 1872) ou l'éblouissement de la pyrotechnie instrumentale dans l'Introduction et rondo capricioso (1863) et le 3e concerto pour violon de 1880. Tous ces traits se retrouvent conjugués dans la 3e symphonie avec orgue (1886), qui, de l'aveu même du compositeur, est sans doute le sommet de son œuvre. De même, la qualité de l'écriture chorale et l'emploi rare du timbre de mezzo-soprano ont sauvegardé la présence sur scène de Samson et Dalila (1867-1877) depuis sa création triomphale à Weimar le 2 décembre 1877, à l'instigation de Liszt. L'amateur de musique est également resté sensible à des œuvres dont l'humour (le Carnaval des animaux, 1886), voire l'extravagance (Danse macabre, 1874), ou le traitement perfidement classique d'une formation moderne insolite comme le septuor pour trompette, piano, contrebasse et quatuor à cordes (1880) dénotent un sens du pittoresque narquois, parfois pincé et quelque peu présurréaliste, fort inattendu dans une période postromantique où le sérieux est de bon ton.
La postérité « officielle », par contre, s'est figée sur la dernière image du compositeur qu'elle ait pu saisir. À ses yeux, l'interminable carrière de Saint-Saëns (il avait donné son premier concert en 1840), sa situation de musicien officiel de la IIIe République (bien qu'il n'ait jamais exercé aucune fonction publique, sauf à l'Institut, où il fut élu en 1881), son insertion dans le mouvement patriotique et ultra-nationaliste pendant la Première Guerre mondiale, ses jugements acerbes contre Debussy, Ravel ou Stravinski l'ont érigé en type même du compositeur habile écrivant de la mauvaise musique, du détracteur des novations hostile aux jeunes artistes, du conservateur forcené cramponné à l'académisme. Une telle opinion a, depuis 1921, formé un écran qui a empêché de juger la cohérence, non exempte de lucidité, de l'effort créateur et de la philosophie soutenus par Saint-Saëns au cours des quatre-vingts années d'une carrière dont la longévité est exceptionnelle dans la musique occidentale.
La précocité et la multiplicité de ses dons musicaux, révélés dès l'âge de deux ans, lui permettent de terminer ses études au Conservatoire de Paris (classe d'orgue avec François Benoist [1794-1878] ; de composition avec Jacques Fromental Halévy [1799-1862]) avant sa seizième année, tout en assumant une célébrité naissante comme pianiste virtuose. À dix-sept ans, il devient un ardent défenseur de la musique d'avant-garde – Berlioz, Liszt et Wagner –, ce qui lui vaut la méfiance des autorités musicales, qui, deux fois, lui refusent le prix de Rome. La versatilité du talent de Saint-Saëns et le caractère batailleur, voire rageur, de son tempérament lui font entreprendre inlassablement des actions jugées alors audacieuses et aujourd'hui couramment admises. S'imposer comme compositeur de symphonies (quatre furent terminées de 1853 à 1859) ou de musique de chambre (quintette avec piano opus 14, 1855 ; 1er trio en fa opus 18, 1863) alors que la mode réclamait une réussite à l'opéra, rendre quelque dignité à la musique d'église (Messe solennelle, 1856 ; Oratorio de Noël, 1858), tout en essayant d'introduire les œuvres de Bach sur l'orgue de la Madeleine (dont il fut le titulaire pendant vingt ans, jusqu'en 1877, après l'avoir été de celui de Saint-Merri de 1853 à 1857), de soutenir le Tannhäuser de Wagner à Paris en 1861 ou d'organiser des concerts en 1864 consacrés à la musique de chambre et aux douze derniers concertos pour piano de Mozart, tout cela ne vaut à Saint-Saëns que des critiques hostiles ou à peine polies de la part de la presse de l'époque. Du même coup, ses maîtres et collègues lui accordent leur estime amicale (Franck, d'Indy, Duparc, Chausson, Lalo, Chabrier, Dukas) ou leur admiration (Gounod, Bizet, Fauré, Charles Lecocq, Messager). Ainsi, l'enseignement que Saint-Saëns dispense à l'école Niedermeyer, de 1861 à 1865, comme professeur de piano et de composition, influence profondément ses élèves (les plus notoires sont Fauré, Messager et Eugène Gigout [1844-1925]), auxquels il révèle Beethoven, Chopin, Mendelssohn et Schumann, dont il joue la quasi-totalité de la production.
Aussi n'est-il pas étonnant qu'après la chute du second Empire Saint-Saëns se voit offrir la direction de la Société nationale de musique, fondée en 1871 par tous les compositeurs (dont Saint-Saëns lui-même) désireux de promouvoir un art national français et d'éduquer le goût du public pour la musique symphonique et la musique de chambre contemporaines. L'activité de Saint-Saëns est alors multiforme. Sa renommée comme pianiste et organiste s'étend au monde entier. Il en gardera l'habitude de voyages incessants : Russie (1875, 1887), Angleterre (où il va souvent à partir de 1871, sa popularité y étant très grande), Allemagne (après 1865), Algérie (à partir de 1873), Canaries et Égypte (après 1890), Indochine et Ceylan (1890), États-Unis (1907 et 1915), Amérique du Sud (1899, 1904 et 1916).
Son activité comme compositeur n'est pas moindre et il n'est pas de genre musical qu'il n'ait illustré avec talent de 1870 à 1886, sans doute la meilleure période de sa production. Ses efforts pour imposer en France le poème symphonique se manifestent en des ouvrages comme le Rouet d'Omphale (1871), la Jeunesse d'Hercule (1877) et surtout Phaéton (1873), véritable maillon entre les œuvres de Liszt et de R. Strauss et qui préfigure l'orchestration de Ravel. Les grandes fresques du Déluge (oratorio biblique, 1876) et de la Lyre et la harpe (sur un texte de V. Hugo, 1879), les essais dramatiques au succès d'abord indécis (la Princesse jaune, 1872), puis net (Samson et Dalila, 1877) sont les étapes d'une activité créatrice qui culmine en 1886 lorsque le compositeur, démontrant l'agilité, l'originalité et la maîtrise de son talent, écrit en même temps la 3e symphonie avec orgue et le Carnaval des animaux.
Simultanément, il soutient une véritable campagne contre l'influence « germanique et wagnérienne », qui lui semble menacer l'originalité foncière des compositeurs français (les œuvres de Franck, les opéras de Vincent d'Indy et d'Alfred Bruneau [1857-1934], certaines partitions de Chabrier sont particulièrement visés). Ses critiques, souvent mal comprises (alors qu'il restera lui-même un admirateur de Wagner), déconcertent ses confrères et lui valent la franche hostilité du groupe de la Schola cantorum, fondée par d'Indy. Ainsi se crée une scission dans la musique française entre « le côté de Franck » et « du côté de chez Saint-Saëns », ce dernier défendant une manière de composer et des valeurs esthétiques qui ont permis la réalisation des virtualités créatrices de Fauré, Ravel et Debussy.
La renommée internationale de Saint-Saëns et les disparitions successives de ses maîtres et compagnons le font apparaître comme le représentant type du compositeur français dans les années 1895. Alors naît le malentendu qui va s'aggraver au fil des ans. Ce n'est d'abord qu'une inquiétude dans l'esprit de Saint-Saëns : la surcharge de l'art musical, la naissance de l'« impressionnisme », la prédominance, croit-il, de la sensation sur le sentiment (dont il se méfiait déjà) et de l'effet au détriment de la construction lui semblent être des germes de décadence d'un art dont il est persuadé qu'il a progressé depuis 1850, grâce à la qualité des œuvres romantiques allemandes, aux innovations de Berlioz, Liszt et Wagner et à la renaissance de la musique instrumentale française. Aussi Saint-Saëns est-il tenté d'invoquer le souvenir des maîtres anciens comme Bach (6 préludes et fugues pour orgue opus 99 et 109 de 1894 et 1898), de s'inspirer des règles « retrouvées » de la musique antique (Antigone, 1893) ou d'illustrer les traditions supposées de l'art français des xviie s. et xviiie s. en restaurant des partitions anciennes (Lully, M. A. Charpentier, Gluck et surtout Rameau, dont il dirigera l'édition des œuvres à partir de 1895) ou en essayant de développer un art lyrique typiquement français « en marchant avec Massenet et Delibes sur la voie tracée par Gounod et Bizet ». Saint-Saëns ira même jusqu'à organiser dans les arènes de Béziers (à partir de 1898) des spectacles dramaticolyriques commandés à divers compositeurs, dont Fauré (Prométhée en 1900). Toutefois, le goût de Saint-Saëns pour la symphonie et la difficulté de créer un lyrisme dramatique personnel ne lui permirent pas de se réaliser vraiment dans les treize partitions scéniques qu'il a laissées. Mis à part Samson et Dalila, seuls de grands extraits d'Henri VIII (1883), d'Ascanio (1890), de Phryné (opéra-comique, 1893) et le 2e acte de Proserpine (1887) mériteraient d'être sauvés.
Après 1900, l'inquiétude cède la place à une véritable « panique » sur l'évolution de la musique. Les diatribes contre Debussy ou Ravel, dont il avait su pourtant discerner le talent lors de concours pour le prix de Rome (Debussy, 1884 ; Ravel, 1901), reflètent l'angoisse d'un compositeur anxieux de ne pas couper le public du créateur et de ne pas enfermer ce dernier dans l'obligation de surenchères permanentes dans les procédés de composition, dont la seule issue, selon lui, ne pouvait être qu'une autodestruction de la musique elle-même. En 1914, Saint-Saëns déclarait : « Je prévois, sans gaieté de cœur, l'avènement du bruit. » Ses options en faveur de compositeurs qui lui semblaient « économiser » les ressources de la musique sont donc logiques : Puccini, Glazounov, Granados, Fauré, Pierné, Henri Rabaud ou les jeunes J. Roger-Ducasse (1873-1954) et Georges Migot, par exemple, bénéficièrent de sa sympathie ou de son appui direct, même s'il était loin d'apprécier tous leurs ouvrages. Une telle position devait consacrer l'éloignement entre les réalisations de Debussy et de Ravel, les recherches de l'école viennoise, les audaces de Stravinski, apparemment destructrices du système tonal et même l'exploration assidue du monde tonal par Fauré, et la renommée d'un compositeur toujours en pleine possession de ses moyens pianistiques jusqu'à la fin de sa vie. Ses œuvres nouvelles restaient volontairement enracinées dans l'art du xixe s., en dépit d'une réelle évolution de style dans les Six Études pour la main gauche (1912), les Sept Improvisations pour grand orgue (1917) et la sonate pour clarinette et piano (1921).
L'ultime attitude de Saint-Saëns lui était, en fait, dictée par une philosophie quelque peu amère sur le déclin de l'art et des valeurs culturelles européennes. À cette philosophie influencée par l'« esprit scientiste » du xixe s. déclinant et les ouvrages de Taine et Renan se mêlait la volonté de défendre la musique pour elle-même : « On ne peut faire dire à la musique ce que l'on veut, écrivait-il. La musique ne dit que ce qu'elle veut dire, et il n'est pas possible de lui faire dire autre chose. Les harmonies, les rythmes, les formes mélodiques ont un sens et, si on ne lui obéit pas, on fait des contresens perpétuels. »
Bibliographie des ouvrages écrits par Saint-Saëns
Saint-Saëns consacra une grande partie de son temps à des activités littéraires. Plusieurs centaines de critiques, préfaces, articles et études diverses sont disséminés dans les journaux et revues littéraires ou musicales de 1872 à 1921. Saint-Saëns lui-même rassembla certaines de ces études dans des recueils comme Harmonie et mélodie (1885), Portraits et souvenirs (1900), l'École buissonnière (1913), Germanophilie (1916), les Idées de M. Vincent d'Indy (1919).
Son inlassable curiosité intellectuelle le fit s'intéresser aux sujets les plus divers (philosophie, religion, acoustique, musicologie, astronomie, zoologie et botanique), dont témoignent, entre autres, des études comme Note sur les décors de théâtre dans l'Antiquité romaine (1886), Ch. Gounod et le Don Juan de Mozart (1893), Problèmes et mystères (1894 ; révisé sous le titre de Divagations sérieuses, 1922), Essais sur les lyres et cithares antiques (1902), la Parenté des plantes et des animaux (1906), Au courant de la vie (1916). Il laissa également quelques ouvrages de poésie (Rimes familières, 1890) et de théâtre (la Crampe des écrivains, 1892 ; Botriocéphale, 1902, le Roi Apépi, 1903).
À partir de 1890, Saint-Saëns déposa régulièrement ses archives personnelles au musée de Dieppe.