La principale victoire de la nouvelle Afrique du Sud est d'avoir permis l'émergence d'une classe moyenne noire, inventive, qui redistribue les cartes économiques. Celle-ci compterait déjà près de 4 millions de personnes. La couleur dominante a ainsi changé dans tous les services publics, ministères compris. Dans ce pays où le secteur nationalisé est encore très important, les entreprises privées travaillant avec l'État, pour se faire bien voir, font de plus en plus appel aux « communautés historiquement désavantagées » – expression politiquement correcte pour désigner les Noirs, interdits de postes qualifiés du temps de l'apartheid. Quant aux éléments les plus actifs, ils se sont lancés dans le « black business », qui reste encore à conquérir.
Les défis de l'Afrique du Sud sont la réconciliation nationale, l'harmonisation des contraires et la cohabitation. Pour avancer dans son histoire, il faut à cette jeune nation du courage et de la modération, deux vertus incarnées par les deux hommes qui ont remis le pays debout : Frederik De Klerk, l'Afrikaner, ancien président de la République, et Nelson Mandela, le Xhosa, ex-prisonnier politique, qui lui a succédé. Ensemble, ils ont été récompensés pour leur action en faveur de la paix par un prix Nobel commun en 1993. À l'aube du xxie siècle, l'un et l'autre peuvent mesurer le chemin parcouru dans le rapprochement de leurs deux peuples, embarqués dans une aventure historique qui ne ressemble à celle d'aucun autre pays africain.
Un carrefour de destins
L'Afrique du Sud, pointe du continent noir qui sépare deux océans, l'Indien et l'Atlantique, fut d'abord une terre-destination pour les grands mouvements de migration : elle était peuplée à l'origine de Bushmen, dont il ne reste plus guère de représentants dans les vastes plaines arides du Karroo et la grande majorité de sa population noire appartient à la famille bantoue, originaire du bassin du Tchad. Quant à l'arrivée des Blancs, elle ne répond guère au schéma classique de la colonisation, lot commun de tous les voisins de l'Afrique du Sud. Le destin du pays de l'arc-en-ciel rappelle celui de l'Amérique du Nord à l'époque des pionniers.
Les Hollandais débarquent au Cap en 1652, afin d'y établir un point de ravitaillement pour les navires de la Compagnie des Indes occidentales. Isolés et fascinés par le pays, ils rompent vite les liens avec leur patrie d'origine et commencent à s'installer dans la péninsule. Progressivement, la pointe sud de l'Afrique devient la terre d'asile pour les protestants persécutés en Europe du fait de leur religion. C'est ainsi qu'en 1688, après la révocation de l'édit de Nantes, les huguenots débarquent au Cap. Les « Trekboers », nom que se donnent les nouveaux maîtres du Cap, s'inventent, illuminés religieux et conquérants, un destin, bible à la main : « apporter les lumières de la civilisation dans les ténèbres de l'Afrique ». Ils se constituent une langue, l'afrikaans (mélange de hollandais, de dialecte flamand, de créole portugais et de khoikhoi parlé par les populations locales du Cap), aujourd'hui encore pratiquée par 14 millions de personnes. À bord de leurs chariots, avec femmes, enfants et esclaves (main-d'œuvre importée ou réquisitionnée sur place), ils atteignent, vers 1770, la « Great Fish River », très loin à l'intérieur des terres, et entrent en conflit avec les Xhosas, peuple pourtant pacifique. La guerre des « Cafres » (terme injurieux pour désigner les Noirs) commence, s'ensuivront neuf épisodes sanglants qui s'achèveront par un cessez-le-feu sans réel vainqueur, en 1795, l'année où, précisément, les Britanniques accrochent leur drapeau au sommet des fortifications du Cap. Le camp des « Blancs » va-t-il se resserrer ? Non, car les Boers n'ont plus rien à voir avec leurs compatriotes européens. Ils considèrent qu'ils font partie d'une nouvelle nation, presque d'une nouvelle race : les Afrikaners. Le conflit est dès lors inévitable entre des libéraux opposés à l'esclavage et des colons qui se sont inventé un nouveau monde où ils ont tous les droits.
Du Grand Trek à la guerre des Boers
Traiter humainement les Hottentots (esclaves « recrutés » dans la population locale), les rétribuer, les nourrir, limiter leurs heures de travail et les coups de fouet qu'on leur inflige..., toutes ces mesures deviennent insupportables pour les Boers. Leur décision est prise : « Nous quittons la terre fertile de nos ancêtres et pénétrons dans une terre sauvage et hostile », écrit Piet Retief, le fondateur du « Grand Trek », ce mouvement de population qui conduira une partie des Afrikaners jusqu'au Haut Veld (au nord du fleuve Orange), et une autre, à Port Natal (la future Durban), sur les rives de l'océan Indien. Une aventure qui a forgé la mythologie de l'Afrikaner, conquérant pur et dur, armé d'un fusil et d'une bible. Héros blond aux yeux bleus qui, emportant femme et enfant dans son chariot, sillonne les grands espaces à la recherche de la Terre promise. Mais les « cow-boys » du Grand Trek se heurtent à une autre civilisation, aussi fière et conquérante que la leur : celle des Zoulous. Regroupés autour du roi Shaka, ceux-ci forment un peuple aguerri à toutes les techniques de combat. Avec leurs lances acérées et leur technique d'encerclement, ils massacrent les Blancs envahisseurs, avant de tomber sous les balles de leurs fusils, le 16 décembre 1838. Massacre terrible qui rougit les eaux du fleuve près duquel a lieu la bataille et qui porte désormais le nom de « Blood river » « la rivière de sang ». Pendant ce temps-là, les Xhosas se soumettent. Ayant renoncé à se battre, ils émigrent, chassés par la famine et la terrible destruction de leur bétail en 1857, pour finir souvent comme esclaves. Les Boers se croient en droit de créer une république dans le Natal ; ils en seront délogés par les Anglais.