Au désenchantement qui a entouré les politiques d'inspiration keynésienne s'est ajouté un second motif. La vieille recette qui consistait à lutter alternativement et successivement contre l'inflation en laissant le nombre croissant des chômeurs peser sur les salaires, puis contre le chômage en laissant filer les prix et le crédit, ne donnait plus de résultat depuis le début des années 70 : les pays malades de la stagflation récoltaient à la fois le chômage et l'inflation.
Enfin, le constat d'échec général doit être complété, dans le cas de la France, par une troisième considération. Notre pays est en effet le seul, parmi les nations industrielles, à avoir répercuté aussi totalement le poids des chocs pétroliers sur ses entreprises. La dégradation continue de leurs marges et de leur autofinancement conduisit celles-ci soit à retarder le, renouvellement de leurs équipements, soit à s'endetter dans des proportions excessives. L'endettement, qui est simultanément encouragé par l'inflation, parce qu'elle allège le poids réel de la dette à rembourser, par un régime fiscal favorable aux frais financiers mais défavorable aux bénéfices, le fut également par le jeu de l'effet de levier. Grâce à ce dernier, plus l'entreprise emprunte en proportion de ses capitaux propres, plus elle amplifie la rentabilité de ceux-ci par rapport au rendement économique des actifs exploités. Cet effet joue à la condition cependant que les charges d'intérêt rapportées à la dette soient inférieures à la rentabilité de l'actif, ce qui était normalement le cas avant 1982.
Une ère de réformes
Au total, les entreprises françaises abordèrent la décennie 1980-1990 avec deux handicaps durables : des équipements vétustés et des bilans fragiles. Leur capacité globale de production s'en est trouvée réduite, de même que leur capacité de réaction à la concurrence internationale. Ainsi, au tournant des années 1970-1980, la bienveillante négligence avec laquelle les gouvernements occidentaux avaient considéré l'inflation depuis trente ans cessa-t-elle. Les États-Unis et l'Europe prirent des résolutions nouvelles en matière de politique monétaire. Des normes plus strictes furent assignées à la croissance de la masse monétaire. Puis, compte tenu de l'incidence de la raréfaction relative des liquidités disponibles sur la hausse des taux d'intérêt, les ministres du groupe des Dix résolurent de renforcer les disciplines budgétaires, afin de contribuer à la reprise économique en relâchant la pression qui s'exerçait sur les taux d'intérêt. Cette résolution, qui date de 1982, fut très inégalement suivie d'effets (la République fédérale d'Allemagne, le Royaume-Uni s'y conformèrent mais non la France, ni surtout les États-Unis). Le renchérissement des taux d'intérêt, particulièrement marqué aux États-Unis, attira vers l'Amérique assez de capitaux pour compléter l'épargne domestique et propulser le dollar à des taux très surévalués en regard de la parité économique des pouvoirs d'achat des monnaies. Cet afflux de capitaux contribua donc à solder les déficits croissants du budget fédéral et à relancer la demande globale par des allégements fiscaux, le maintien des dépenses sociales et l'augmentation des dépenses militaires américaines. Les entreprises américaines, en général peu endettées, souffrirent assez peu du relèvement des taux d'intérêt ; elles profitèrent largement de la reprise économique de 1983 à 1985.
Si les États-Unis ont été les premiers à déclencher le processus de désinflation, ils le doivent non pas tant à de vagues résolutions de réduire leurs dépenses publiques mais au contrôle de la masse monétaire et de la croissance des salaires, ainsi qu'à la pression exercée sur leurs propres prix à l'importation par les hauts cours du dollar.
La France, de son côté, continua de contingenter le crédit, de préférence à l'emploi des méthodes traditionnelles en économie de marché. Ces dernières auraient pu consister à manipuler le coefficient des réserves obligatoires par lesquelles les banques sont obligées de déposer sans intérêt à la Banque centrale une fraction de leurs propres ressources en dépôts et à laisser le taux d'intérêt s'établir au niveau d'équilibre de l'offre et de la demande de crédit. Les entreprises jugées dignes d'encouragements de l'État ont été, en revanche, protégées contre une hausse excessive des taux d'intérêt par le système des prêts bonifiés. Un tel système d'esprit keynésien réduit le taux demandé en dessous du taux du marché et comble la différence par une subvention publique. Il traduit ici encore la distance entre l'intention de mettre fin aux stimulants artificiels de la demande et les faits. Les crédits bonifiés furent développés au point de représenter, en 1985, environ la moitié du total des crédits consentis à l'économie. Comme la distribution de ces crédits contribuait au coût de fonctionnement du système bancaire, il en résulta que les emprunteurs de droit commun qui n'avaient aucun accès aux prêts bonifiés voyaient reporter sur eux le coût des avantages consentis aux secteurs privilégiés (logement, agriculture) ou aux opérations encouragées par l'État.