Ce coup de projecteur sur le passé explique mieux la brutale rupture de l'état de grâce, un an plus tard. En fait, dès novembre 1981, 5 000 cadres de la CGC conspuaient le gouvernement Mauroy sous un chapiteau de la porte de Pantin. Loin de résoudre la crise d'identité de l'encadrement, les premiers mois de gouvernement socialiste n'ont fait que l'accentuer. Si bien que, très vite, les cadres français ont abandonné le « bloc salarial » pour rejoindre les non-salariés dans une sorte de front du refus. La jonction se réalise en 1983 sur un thème commun et mobilisateur : la défense du pouvoir d'achat contre le « nivellement » des revenus. Elle peut être symbolisée par un seul événement : la victoire surprise aux élections municipales de mars du RPR Alain Carrignon face au tout-puissant maire de Grenoble, Hubert Dubedout. Celui-là même qui avait incarné, avec sa ville, dans les années 70, le ralliement des couches moyennes dynamiques au bloc ouvrier et socialiste.

Le malaise des cadres devient donc, en 1983, une plaie vive. En fait, celle-ci s'est réellement ouverte lorsque, le 19 novembre 1982, près de 30 000 cadres défilèrent sur les grands boulevards à l'appel de la CGC. À ce moment-là, les manifestants mirent surtout l'accent sur l'absence d'un grand dessein industriel préalable, selon eux, à toute politique de générosité sociale. Ce qu'ils symbolisèrent par un slogan, « la charrue avant les bœufs », leur cortège étant lui-même précédé de cet attelage entre Richelieu-Drouot et la Concorde.

Mais les motifs de la grogne sont multiples. « Il existe aujourd'hui un risque réel de démobilisation des cadres », analysent les experts du CNPF dans une note de travail datant d'avril 1983. Le document patronal part d'un constat : les 3 200 000 cadres constituent le groupe socioprofessionnel qui s'est le plus agrandi depuis trente ans. Il représente 15 % de la population active, contre moins de 6 % en 1954. Mais la politique de revalorisation systématique des bas salaires, accélérée après mai 1981, a provoqué un resserrement de l'échelle des salaires : en 1973, le salaire moyen d'un cadre était près de trois fois supérieur à celui de l'ouvrier, rapport tombé à 2,6 dix ans après. Au cours de la décennie passée, le pouvoir d'achat des salaires nets de l'encadrement a baissé de 0,7 %, tandis que celui des ouvriers a encore gagné 11,2 %. À cela s'ajoutent un alourdissement de la fiscalité pour les hauts salaires, l'introduction des lois Auroux vécues comme une arme anti-hiérarchie, les restructurations, qui fragilisent même les emplois de cols blancs : bref, un cocktail explosif face auquel patronat et gouvernement se sentent quelque peu désarmés.

Le CNPF, pour le désamorcer, offrira à la CGC le cadeau dont elle rêvait depuis l'époque d'André Malterre : un statut de l'encadrement. Signé par tous les syndicats, y compris la CGT, l'accord du 25 avril adopte une définition large du mot encadrement : « d'une part les ingénieurs et cadres et, d'autre part, les salariés, tels les agents de maîtrise, les techniciens et les VRP, dont la compétence, la qualification et les responsabilités le justifient, selon des critères déterminés au sein de chaque branche professionnelle ».

Le gouvernement, de son côté, alerté par le reflux des voix des cadres sur les candidats de l'opposition aux municipales, élabore quelques projets ciblés sur les cols blancs, notamment des aides spécifiques à la création d'entreprise et l'institution de l'année sabbatique. Avec quelques résultats : jusque-là très virulente, la CGC, à la veille des vacances, appelle toutes les catégories à une « trêve sociale ». Accalmie passagère. La présentation, à l'automne, du budget 1984, où figure une surtaxe de 5 % sur les revenus supérieurs à 20 000 F, va rallumer la colère des cadres. À Paris, une nouvelle manifestation organisée le 3 octobre par la CGC, presque un an après celle de l'automne 1982, réunit plus du double de participants. Elle se poursuit par une journée d'action en province, le 5 octobre. Les slogans sont très politiques. Autre fait nouveau : aux cadres se mêlent cette fois des étudiants contestataires ou des médecins protestataires. L'année 1983 a bel et bien ressoudé le front des classes moyennes.

La « rébellion » des médecins

C'est la présence d'un ministre communiste à la Santé, Jack Ralite, qui aura été à l'origine du premier foyer de propagation. Il a suffi de quelques déclarations maladroites du ministre laissant soupçonner une remise en cause de l'exercice libéral de la médecine, d'une réforme des études médicales péchant par manque de concertation et d'un projet de réorganisation un peu précipité des carrières hospitalières pour mettre l'ensemble du corps médical en état de rébellion. Les facultés entrent en grève le 15 février. Les chefs de clinique enchaînent le 22 mars. La hiérarchie hospitalière suit à son tour le 22 avril. Sachant jouer à merveille des formes modernes de la communication, remarquablement organisés en petits comités d'action très soixante-huitards, les grévistes bénéficieront, tout au long des trois mois de conflit, du soutien affiché de la profession médicale. Car ces abcès de fixation servent de révélateur à un malaise bien plus profond, commun aux 160 000 médecins français.