Pour rester en compagnie des subventionnés, on doit également se souvenir de La vie de Galilée, telle que Marcel Maréchal l'a voulue, dans sa Criée marseillaise, puis à Nanterre : une grande épopée didactique, où il s'est bien entendu réservé la part du lion, mais avec tant de conviction et de bonhomme astuce qu'on était vite gagné. Tant pis pour la distanciation brechtienne si le cœur y était, autant que la foi communicative d'un comédien généreux. Notons aussi, venue d'un autre horizon, celui de la Lorraine, l'excellente Véridique histoire du juif Süss, de Jacques Kraemer, où l'œuvre dramatique n'était jamais sacrifiée au plaidoyer, tout en dénonçant, lucide, précise, la sinistre mécanique du racisme.

Enfin, à Villeurbanne, ce n'est pas cette année Roger Planchon, mais Claude Régy qui aura suscité la curiosité, grâce au Grand et petit, de Botho Strauss, dont on ne connaissait encore que la version de Peter Stein, dans la langue originale. Bien que la mise en scène fût brillante, glacée à souhait, d'un hyperréalisme minutieux, il n'est pas certain que la pièce ait gagné à perdre en français son mystère. À moins que ce ne fût la faute de Bulle Ogier, actrice sensible, adroite, mais si loin de la force brutale qu'avait Edith Clever pour défendre ce personnage écrasant, dans son interminable errance de quatre bonnes heures.

En tout cas, le théâtre allemand est à la mode, de plus en plus. Malgré un précédent échec, Thomas Bernhard se sera vu joué deux fois dans la saison, avec L'ignorant et le fou, déroutante variation autour d'une chanteuse d'opéra (Laurence Fevrier), puis avec Avant la retraite, où l'inévitable nazi de service ressassait devant ses sœurs ses souvenirs d'apocalypse. Sans la présence de l'admirable Michelle Marquais, avouons qu'on se serait plutôt ennuyé... Ce qui se produisait, du reste, en écoutant La mission, de Heiner Muller, oratorio lyrique sur le thème de la Révolution française à la Jamaïque, où l'on ne reconnaissait, hélas, ni la Révolution ni la Jamaïque. Pour les auteurs germaniques, mieux vaut s'en tenir aux valeurs sûres, comme Kleist, qu'on retrouve toujours avec admiration, surtout quand Le prince de Hombourg est interprété par un comédien aussi doué qu'Aurélien Recoing. Un peu plus de rigueur, et il ferait oublier la grande ombre de Gérard Philipe.

En dépit des engouements nouveaux, les Anglo-Saxons restent encore les mieux lotis, quand ils nous proposent des œuvres solides ou des auteurs d'un talent incontesté. C'est le cas de Pinter, qui résiste à l'usure avec une belle santé. Même si Trahisons flirte un peu avec le Boulevard — sans jamais y tomber, cela va de soi —, la virtuosité du traitement ne pouvait qu'enchanter le public, ravi d'être moins dérouté que d'ordinaire par ce maître de l'understatment, qui avait trouvé en Samy Frey l'idéal interprète de ses grinçantes ambiguïtés. Même chose pour Amadeus, habile fabrication de Peter Shaffer autour du fantôme de Mozart poursuivant l'obscur, l'envieux Salieri, que certains ont soupçonné d'avoir empoisonné son jeune rival. Avant même le début des représentations, le triomphe était assuré par la présence des deux vedettes que sont François Périer et Roman Polanski, d'autant que la pièce nous arrivait précédée d'une fabuleuse réputation de succès mondial. Néanmoins, la recette n'est pas infaillible, ainsi que l'a prouvé l'échec en France de Bent, alors que partout ailleurs le drame de ces homosexuels martyrs avait ému les foules. Serions-nous plus durs à l'attendrissement que nos voisins d'Allemagne, d'Angleterre ou d'Amérique ?

Ces différences se retrouvent en sens inverse. Anouilh, par exemple, n'a jamais vraiment percé à l'étranger, alors que Le nombril, cette année encore, a fait salle comble à l'Atelier. Grâce à Bernard Blier, il faut le dire, souverainement à l'aise dans la peau de cet antihéros, distillant le fiel de son amertume universelle, avec un âpre plaisir auquel on ne résistait pas. Et, puisque nous en sommes aux monstres sacrés, un petit salut en passant aux surprenants débuts de Line Renaud dans la comédie, où elle fut une Folle Amanda tout à fait honorable, à Michelle Morgan, star de Chéri, qui semble avoir vaincu définitivement sa peur des planches, et à la doyenne, Denise Grey, si pétulante et si jeune, malgré ses 87 ans, qu'elle a eu raison de penser, avec André Roussin, que La vie est trop courte...