Avec Le pic du bossu, de Mrozek, en revanche, c'est une Pologne bizarre, symbolique, intemporelle, que nous a révélée Laurent Terzieff, interprète idéal de ce monde hybride où l'on a toujours l'impression curieuse que Labiche collabore avec Kafka pour bâtir un vaudeville plein d'inquiétants sous-entendus. Il est vrai que la Pologne de Witkiewicz n'est guère plus réelle, même quand un metteur en scène illustre comme Wajda s'amuse à en travestir les sortilèges. Ils ont déjà occupé la ville voisine aura laissé les spectateurs de Nanterre sur leur faim, malgré la fable fort lisible qui décrit avec une ironie on ne peut plus slave les méfaits du fanatisme.
Otomar Krejka, lui, a définitivement quitté son pays depuis dix ans ; il fait carrière en Belgique, et cette année on semble l'avoir soudain redécouvert en France, où il n'a pas réglé moins de trois mises en scène : Lorenzaccio au Festival d'Avignon, La mouette à la Comédie-Française et En attendant Godot au Bouffes-du-Nord. Le Musset grinçant qu'il a présenté au palais des Papes a plutôt déçu : le dédoublement, le grotesque appuyé, la lenteur ont moins surpris qu'une certaine épaisseur, soulignée par une distribution insuffisante. On ne peut pas en dire autant des interprètes de La mouette, bien sûr, mais on aurait cru néanmoins que le contre-emploi y était souvent de règle. Pittoresque mais si loin du rôle, Catherine Samie n'avait que peu de rapports avec Arkhadina, Ludmilla Mikael était une mouette trop sûre d'elle, et seul Michel Aumont, en Trigorine, semblait à son aise.
Libertés
Le Godot a bénéficié, au contraire, des talents conjugués de Wilson et de Michel Bouquet : de quoi contenter les amateurs les plus difficiles, bien que la présence d'un grand comédien ne suffise pas à sauver une mise en scène indéfendable ; ce fut le cas du Macbeth de Jacques Rosner, où le malheureux Bouquet, costumé en général SS, n'a pas réussi à imposer cette version nazie d'un chef-d'œuvre. Les attentats de ce genre sont légion, mais encore faut-il que l'irrespect soit cohérent, et non pas l'illustration d'une idée réductrice et systématique.
À Strasbourg, par exemple, André Engel avait beaucoup torturé ce même Godot, au point que Beckett songea un moment à interdire la pièce ; il aurait eu tort, car cette mise en scène iconoclaste secouait avec une puissance rare un classique déjà empoussiéré, et ce dialogue désespéré devenait soudain la symphonie des amours impossibles. Même chose pour le Britannicus de Gildas Bourdet, à Tourcoing, dont Racine ressortait tout rajeuni.
En revanche, le Tête d'or mis en pièces par Daniel Mesguich avait de quoi révolter les claudéliens même les moins orthodoxes ; la chienlit n'est pas forcément la révolution, et l'on peut comprendre, sans l'excuser, la réaction violente des héritiers. Ils auraient pu cependant montrer plus d'indulgence, d'autant que J.-L. Barrault, à la même époque, leur offrait la grand-messe claudélienne si longtemps attendue : une version intégrale du Soulier de satin, comme le vieux maître n'avait jamais osé la rêver, en guise de finale avant de quitter le théâtre d'Orsay, où Claude Régy, par ailleurs, avait admirablement mis en scène, dans Wings, une Madeleine Renaud prodigieuse d'émotion et d'intensité dramatique.
Déroutant
Mais que dire de Molière et de Racine vus par les deux stars que sont aujourd'hui Antoine Vitez, futur directeur de Chaillot, et Roger Planchon, actuel directeur du TNP de Villeurbanne ? Après avoir repris sa fameuse tétralogie moliéresque, encore farouchement discutée par certains, le premier a mené une saison déroutante : sa présentation de Dave au bord de la mer, de René Kalisky, n'a pas convaincu, en dépit de la participation au spectacle de Jean Le Poulain ; son Révizor, à Ivry, a paru sombre et difficilement compréhensible, le public français n'aimant pas mêler l'angoisse au comique ; quant à sa Bérénice, très attendue, qu'en dire ? On l'a trouvée insolite, gesticulatoire, statique, tandis que l'acteur Vitez étonnait par la grandiloquence de son jeu. Pour un peu on lui aurait volontiers reproché d'être trop sage... C'est la rançon des audaces passées.