Mais revenons à des sujets plus légers, puisqu'au théâtre la roue tourne, c'est la règle. Ainsi aura-t-on vu, comme chaque automne, une farce de Jean Anouilh, La culotte, verte satire du féminisme, cousue avec du gros fil, avouons-le, une comédie de Barillet et Grédy, Le préféré, taillée sur mesure pour Jean Piat (et Judith Magre, égarée au Boulevard, non sans bonheur) et une moralité de Françoise Dorin, Le tout pour le tout, prétexte à faire évoluer sur la scène un mannequin-vedette appelé Michèle Morgan.

Des événements à citer pour mémoire plutôt que pour s'en souvenir. Ajoutons-y toutefois Les chemins de fer de Labiche, burlesque éloge du rail qui n'a rien perdu de sa drôlerie surréaliste, après un siècle d'oubli, et La puce à l'oreille de Feydeau, inépuisable chef-d'œuvre que les Comédiens-Français ont su animer mieux que personne, d'autant que Jean-Laurent Cochet menait la danse, avec Jean Le Poulain comme étoile, dans le rôle à deux faces du fameux Poche, doublé de Chantebise.

Grosses machines

Au Palais des Sports, entre un ballet de Béjart et un show de Johnny Hallyday, Robert Hossein a proposé une de ces grosses machines qui sont devenues sa spécialité. Le père Hugo lui a servi de complice — ou de victime — pour y construire cette Notre-Dame de Paris au tiers de sa taille (c'est déjà impressionnant), éclairée au laser et au rayon vert. Son adaptation était sans doute plus proche de la bande dessinée que des élans romantiques, mais comment ignorer un succès incontestable, qui aura drainé des centaines de milliers de spectateurs ? Il mène tout naturellement à s'interroger sur la nature et le destin du théâtre populaire, peut-être fourvoyé dans un engagement sans issue ou dans un esthétisme sans public... On ne quittera pas Victor Hugo avant de noter également la curieuse interprétation de Dieu, ce poème extravagant, orchestré par Maurice Henry, et dit avec une vivacité de farfadet par le bondissant Farré.

Parmi les entreprises démesurées, le Graal-Théâtre de Marcel Maréchal a sa place, lui aussi. Trois pièces d'un coup, vingt-deux comédiens et neuf heures de spectacle, il n'a pas lésiné sur les moyens. Bien qu'il se fût réservé le rôle, un tantinet goguenard, de l'enchanteur Merlin, la magie des romans de la Table ronde s'y perdait un peu dans les pitreries ou les symboles obscurs, mariage difficile entre l'humour anachronique et les mystères d'un Moyen Âge ressuscité. On pouvait préférer Maréchal dans Le malade imaginaire, qu'il est venu présenter à Paris au début de l'hiver. Il apportait un personnage tragique inhabituel, qui rappelait indirectement le calvaire de Molière, crachant ce qui lui restait de poumons, devant un parterre hilare.

Ring vitezien

Les classiques, puisque ce Malade nous y conduit, n'auront pas été mal servis cette saison. Avant même que celle-ci fût commencée, au festival d'Avignon, c'est Antoine Vitez qui a ouvert le feu, avec sa tétralogie : L'école des femmes, Tartuffe, Le misanthrope et Don Juan. Ce fut l'événement théâtral de l'été. D'un soir à l'autre, les aficionados se retrouvaient au Cloître des carmes, comme les pèlerins de Bayreuth au Festspielhaus. Avec une table et deux chaises pour tout accessoire, mais des costumes d'une précision méticuleuse, on a eu le sentiment d'assister à un véritable décapage de Molière, par l'intelligence et le refus des traditions héritées du XIXe siècle. Par la fraîcheur, aussi bien, la troupe étant constituée des élèves de Vitez, qui tenaient tous les rôles. Et voir Tartuffe interprété par un jeune premier (l'excellent Richard Fontana) changeait évidemment tout à l'imposture, de même qu'un Arnolphe de trente ans (Didier Sandre) modifiait les rapports du barbon avec sa chaste pupille.

Certes, ce ring vitezien n'allait pas sans risques, car les tics de mise en scène et les partis pris paradoxaux du maître, quatre fois reproduits, ne s'en voyaient que mieux. Mais, si on voulait bien l'accepter, cette conception dépouillée rendait à Molière une sorte de virginité, d'innocence adolescente et irrespectueuse dont les classiques ont bien besoin pour survivre sans cesser d'être nos contemporains.

Comédie-Française

L'autre événement, un peu plus tard, ce devait être la trilogie de La villégiature, de Goldoni, admirablement réglée par Giorgio Strehler, qui est presque aussi parisien que milanais ces derniers temps. C'était la première fois, cependant, qu'il dirigeait dans notre langue — une adaptation de Félicien Marceau — les sociétaires de la Comédie-Française. Mais, de Ludmila Mikaël à Denise Gence et Françoise Seignier, de Pierre Dux en personne, étonnant d'humour désarmé, à Jacques Sereys, magistral dans sa composition de parasite vipérin, la leçon de théâtre qu'ils nous offraient n'avait pas une seule faiblesse, tandis que Strehler et son décorateur Frigerio nous faisaient passer de la commedia frénétique au clair-obscur tchékhovien, avec un art des nuances si poussé qu'il les apparentait souvent aux peintres, aux romanciers, aux musiciens.