Arts

L'ère de la conservation

Ce n'est plus l'art qui évolue, c'est le public. Au fond, n'est-ce pas normal, à l'heure où toute une critique littéraire refuse au créateur le génie pour l'attribuer au lecteur ?

La campagne lancée, il y a plus de dix ans, pour désacraliser la fréquentation des œuvres d'art a pleinement réussi : nous ne sommes plus dans l'ère du musée, mais dans celle de la conservation. Et la peinture contemporaine s'exhibe non plus dans des expositions, mais dans des foires.

La passion de l'immortalité, obsession de l'homme occidental et tarte à la crème de notre culture, vient de connaître un curieux transfert : nous sommes moins préoccupés de notre survie que de celle de nos objets. Nous conservons tout : les locomotives à vapeur, les automobiles des années folles, les façades baroques, comme les cartes postales 1900, les affiches de cinéma ou les vignettes de boîtes à fromage.

Encombrante mémoire, mais mémoire de plus en plus extérieure : accumulant consciemment productions et sécrétions, nous composons de notre vivant notre propre archéologie ; ferrites et microprocesseurs ont désormais pris le relais des « petites cellules grises ».

Du même coup, l'œuvre a changé de valeur ou, comme l'on dit, de statut. En avril 1978, un peintre hollandais trace des estafilades sur l'Autoportrait au chapeau gris de Van Gogh et récidive cette année en endommageant les Mangeurs de pommes de terre ; en février, un inconnu lacère au Louvre les Glaneuses de Millet : ce ne sont plus là des sacrilèges, mais des accrocs. Déploration ? Indignation ? Réparation ! Le 6 novembre 1978, le premier Institut français de restauration des œuvres d'art s'est ouvert à une vingtaine d'énarques artisanaux et culturels, sachant tout sur l'histoire de l'art et sur les résines acryliques. L'œuvre bouge, « littéralement et dans tous les sens ». L'organisateur d'une exposition du peintre le plus classique ne donne plus à voir, mais à comprendre. Le regard nu ne sera bientôt plus le moyen d'accès privilégié à la peinture : tableaux didactiques, photographies, radiographies, commentaires audio-visuels proposent non plus la vérité de l'œuvre, mais une multiplicité de lectures et de perspectives. L'œuvre, née du désir d'échapper au temps, est ainsi replongée dans l'histoire sous un triple éclairage biographique, sociologique, technologique. On ne contemple plus, on manipule.

Une grosse affaire

Documentaire à la Le Nain ou vision onirique à la Topor, le public suit, satisfait. La grande affaire de l'art d'aujourd'hui ce n'est plus son audience (le Centre Georges-Pompidou a reçu 10 millions de visiteurs en 18 mois) ou sa pédagogie, en un mot sa consommation.

La grande affaire de l'art, c'est qu'il est devenu une grosse affaire. Avec ses problèmes financiers et commerciaux, de prospection et de marketing. En 1967, la France exportait pour 250 millions de F d'œuvres d'art et vendait sur le marché américain 8 fois plus que l'Allemagne, 3 fois plus que la Grande-Bretagne ; en 1978, nous exportons pour 350 millions de F, mais nous sommes distancés par la Grande-Bretagne et talonnés par l'Allemagne. La grande confrontation de l'art-marchandise a lieu à travers les deux foires concurrentes de la Foire internationale d'art contemporain, FIAC (au Grand Palais), et de FOCUS (au centre culturel du Marais), qui tout à la fois par l'ampleur et la qualité cherchent à faire oublier la formidable cimaise qu'offrent les banques suisses à la foire de Bâle. Le ministre de la Culture et de la Communication a présenté un rapport proposant les mesures juridiques et financières capables d'améliorer la condition des 14 460 artistes français recensés par l'INSEE.

Les luttes d'influence à l'intérieur des commissions d'achat pour les musées nationaux ont supplanté les querelles d'écoles ou d'ateliers. Ce n'est pas un hasard si la polémique actuelle la plus vive entre tenants de l'art abstrait (considéré comme théorique, sélectif et intériorisé) et partisans de la peinture figurative (saisie comme plurielle et ouverte) passe par la contestation des acquisitions de la Tate Gallery à Londres et du musée national d'Art moderne à Paris.