Le plus grand cimetière français

135. C'est le nombre de morts que l'on a relevés sur les routes françaises pendant le dernier week-end du mois de juillet, au cours duquel de 12 à 13 millions d'automobilistes partant en vacances ou en revenant, se sont croisés. Un bilan particulièrement meurtrier, qui alarme les autorités. Si la progression en un an du nombre des accidents (+ 15 %) a été relativement modérée, en revanche, celle des tués et des blessés (+ 71 %) est tout à fait spectaculaire. En un mois, et pour la première fois depuis 1986, le nombre des morts a dépassé le millier (1087, soit 14,5 % de plus qu'en 1987). Des chiffres qui confirment l'aggravation constatée depuis le début de l'année. Les spécialistes estiment que ce « relâchement » des automobilistes est dû à la fois aux bonnes conditions météorologiques de l'hiver et du printemps – pendant lesquels les conducteurs ont pris de mauvaises habitudes –, ainsi qu'à la perspective de l'amnistie, traditionnellement accordée après l'élection présidentielle et qui efface la plupart des infractions au Code de la route.

M. Georges Sarre, secrétaire d'État aux Transports, annonce aussitôt une application plus sévère des règlements. En effet, dès la fin du mois de juin, le gouvernement avait décidé un renforcement des contrôles et une « plus grande rigueur » pour sanctionner la conduite en état d'ivresse, les excès de vitesse et le refus du port de la ceinture de sécurité.

Le 5 août, les préfets sont invités à se rendre au bord des routes afin de suspendre sur-le-champ, comme ils en ont le pouvoir, le permis de conduire des contrevenants les plus dangereux. Entre le vendredi 12 et le lundi 15 août, 2 426 permis sont ainsi retirés, dont 1 126 immédiatement.

Dans une communication présentée le 24 août devant le Conseil des ministres M. Michel Delebarre, ministre des Transports, estime inacceptable la perte de 10 000 à 11 000 vies humaines chaque année dans les accidents de la circulation, phénomène qui « prend la dimension d'un fléau national ». Après avoir exprimé sa préoccupation dans un entretien à France-Soir, M. Michel Rocard rend visite le soir même aux grands blessés de la route soignés à l'hôpital de Garches (Hauts-de-Seine). Affirmant sa « honte » que la France détienne le record d'Europe de mortalité routière, il déclare souhaiter que la prochaine loi d'amnistie ne concerne que les infractions aux règles du stationnement et demande au garde des Sceaux d'étudier la possibilité d'infliger aux délinquants des peines de substitution dans les hôpitaux.

Francis Ponge

Le samedi 6 août, le poète Francis Ponge meurt dans son mas provençal du Bar-sur-Loup, dans les Alpes-Maritimes.

Le Parti pris des choses, le titre de son deuxième livre, publié en 1942, indiquait tout à la fois son projet littéraire et poétique et sa manière de concevoir le monde. Toute son œuvre, beaucoup plus riche et diverse qu'il n'y paraît de prime abord, témoigne de cette ambition, illustre cette vision du monde et de la vie. Rompant avec les émois lyriques et les épanchements psychologiques, il inaugure une poésie qui cherche à rejoindre, par le langage, la présence et la densité des choses. Né à Montpellier le 27 mars 1899, dans une famille protestante d'ascendance cévenole, Francis Ponge passe sa première enfance à Avignon, puis à Nîmes. Il a dix ans lorsque sa famille s'installe à Caen, patrie de Malherbe, l'initiateur du classicisme français, qui devient sa référence majeure. Sa vocation, c'est dans le Littré de la bibliothèque paternelle qu'il la découvre. Son amour des mots et ce qu'il appellera en 1952 sa rage de l'expression vont trouver là leur matière première. À partir de 1916, il mène à Paris des études de droit et de lettres.

C'est sa passion pour la langue qui, en 1922. le rapproche de Jean Paulhan, responsable de la NRF aux côtés de Jacques Rivière. Son premier livre, Douze Petits Écrits, paraît en 1926 à la NRF. À cette même époque, après une fugitive amitié avec les surréalistes, il découvre le monde du travail et du syndicalisme. En 1937, ses responsabilités à la CGT lui valent d'être licencié des Messageries Hachette.

Pour Ponge et pour sa famille, les années de guerre et d'après-guerre sont marquées par une grande précarité matérielle. Après avoir participé, dans les rangs communistes, à la Résistance dans la zone sud, il quitte le PCF en 1947. Onze ans plus tard, il manifestera son soutien au général de Gaulle. Le début des années 50 est aussi l'époque de l'amitié et du dialogue avec les peintres : Braque, Picasso, Fautrier... De là naissent de nombreux textes, dont l'Atelier contemporain réunira l'essentiel en 1977.

Très vite reconnue et admirée par des esprits tels que Sartre, Camus ou Blanchot, l'œuvre de Ponge, à la fin des années 50, n'a pas réussi à dépasser un cercle restreint. Un numéro d'hommage de la NRF en 1956, le soutien du groupe et de la revue Tel Quel à ses débuts en 1960 (soutien d'ailleurs réciproque) et surtout les trois volumes du Grand Recueil en 1961, Tome premier et Pour un Malherbe en 1965, le Savon en 1967... font accéder le nom et l'œuvre de Ponge à la notoriété. En 1981, cette œuvre est consacrée par le Grand Prix national de poésie.

Fureur noire

Du 14 au 21 août, les traditionnelles rivalités ethniques qui secouent périodiquement le Burundi depuis son accession à l'indépendance, en juillet 1962, font une fois de plus sombrer dans l'horreur cet ancien protectorat belge situé au centre de l'Afrique, au nord du lac Tanganyika.

Au Rwanda limitrophe, mais surtout au Burundi, des affrontements ont opposé les Tutsis minoritaires (14 % des cinq millions de Burundais). héritiers de l'aristocratie pastorale des anciens royaumes de l'Afrique des grands lacs, qui formaient l'élite détentrice du pouvoir à Bujumbura, aux Hutus majoritaires (85 %), qui constituent la grande masse paysanne. En octobre 1969 el surtout en mai 1972, des tentatives de rébellion menées par les Hutus avaient déjà donné lieu à des massacres, à leur tour sévèrement réprimés, qui s'étaient soldés par des centaines de milliers de victimes.

C'est le même schéma qui se reproduit à partir du 14 août. Des incidents interethniques survenus à N'Tega, dans le nord du pays dégénèrent en persécution sanglante de la population tutsie. L'armée, à très forte majorité tutsie, intervient le 16, inversant l'ordre des massacres. La peur réciproque des deux ethnies, pourtant très proches culturellement, s'exprime en une sauvagerie meurtrière qui n'épargne ni les femmes ni les enfants. Le bilan officiel fait état de 5 000 morts, mais divers témoignages laissent à penser qu'il pourrait être sous-estimé. En outre, 50 000 Burundais, tout d'abord tutsis, puis surtout hutus, se réfugient au Rwanda voisin, où l'ethnie hutue est au pouvoir. Le major Pierre Buyoya, chef de l'État du Burundi, met en cause l'action de « meneurs venus de l'étranger » pour déstabiliser le pays et provoquer la guerre civile. Le 25 août, il reconnaît que les opérations de rétablissement de l'ordre menées par l'armée ont été « forcément meurtrières », mais refuse toute enquête internationale et dénonce la campagne de « désinformation ».

Une fois le calme revenu, le débat s'engage au sein de l'équipe dirigeante sur l'opportunité d'une meilleure répartition du pouvoir entre les ethnies. Le 19 octobre, un Hutu, M. Adrien Buyoya est nommé Premier ministre et ministre du Plan. Onze autres personnalités de la même ethnie entrent au gouvernement qui compte 22 membres. Les Tutsis minoritaires, conservent un certain nombre de portefeuilles clés. Un espoir est né que le Burundi échappe désormais à la succession de massacres qui ont marqué son histoire récente.

Les grèves illégales

Huit ans après les grèves historiques qui avaient abouti aux accords de Gdansk et à la création de Solidarité, une nouvelle épreuve de force s'engage à la mi-août en Pologne entre les partisans du syndicat dissous et le gouvernement du général Jaruzelski. Parti des mines de Haute-Silésie le 15 août, le mouvement s'étend rapidement à d'autres centres miniers et industriels pour atteindre, le 22, les chantiers navals de Gdansk, touchant plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers, jeunes et très radicaux pour la plupart. Les revendications salariales s'effacent vite derrière la seule exigence de la légalisation de Solidarité. Ainsi est mis en lumière le caractère essentiellement politique du mouvement qui, quatre mois après l'échec des grèves d'avril-mai, déborde à nouveau le pouvoir et les dirigeants du syndicat eux-mêmes. En réplique, le gouvernement opte pour la manière forte en recourant à des mesures d'intimidation policières et exclut toute forme de négociation avec les « extrémistes » tant que dureront les « grèves illégales ».

Parallèlement, la politique de rigueur économique décrétée au début de l'année fait l'objet de violentes attaques tant de la part de l'épiscopat que des syndicats officiels et de certains organes de presse qui la jugent responsable de la situation. Ces critiques sont reprises les 27 et 28 août, lors de la réunion en session extraordinaire du comité central du PC polonais (POUP). Celui-ci entérine la proposition du ministre de l'Intérieur, le général Czeslaw Kiszczak, d'entamer le dialogue avec une opposition « constructive », mais exclut la légalisation de Solidarité.

La situation paraît dans l'impasse lorsque, le 30 août, le pouvoir accepte le principe d'une rencontre entre Lech Walesa et le ministre de l'Intérieur en présence d'un représentant de l'épiscopat polonais, pour déterminer les conditions de la tenue d'une « table ronde ». Cet entretien a lieu le 31 août, date anniversaire des accords de Gdansk de 1980. À sa sortie, Lech Walesa affirme avoir obtenu du gouvernement que la question du pluralisme syndical soit discutée lors de futures négociations avec des représentants de Solidarité. Il s'emploie, le soir même et les jours suivants à convaincre les grévistes de reprendre le travail, ce qu'ils acceptent parfois avec difficulté « Pour la première fois dans l'histoire de la Pologne, il y a une chance véritable de discuter des vrais problèmes de ce pays », assure-t-il alors. Mais cette chance est vite compromise par les décisions gouvernementales.

Un grand vide

Le 17 août, au cours d'une tournée d'inspection militaire, un avion-cargo C-130 pakistanais explose en vol, à proximité de la ville de Bahawalpur. À son bord se trouvaient le général Zia Ul Haq, chef de l'État pakistanais, le général Akhtar Abdul Rahman, chef d'état-major interarmes, de nombreux officiers supérieurs, ainsi que l'ambassadeur des États-Unis, M. Arnold Raphel, et l'attaché militaire américain. Il n'y a aucun rescapé. Accident ou sabotage, l'incertitude règne à Islamabad, où prévaut toutefois l'hypothèse d'un attentat.

La disparition brutale du président et celle du chef des armées créent un vide redoutable tant à l'intérieur du pays que dans toute cette partie du continent asiatique. Solide allié des États-Unis et de la Chine dans le sous-continent indien, le Pakistan est en effet soumis à la pression soviétique par conflits frontaliers interposés avec l'Afghanistan et l'Inde. Si le général Zia était parvenu à maintenir un certain dialogue avec le Premier ministre indien, M. Rajiv Gandhi, en dépit d'une profonde hostilité et d'accusations réciproques d'aide aux guérillas séparatistes les divergences qui l'opposaient au régime de Kaboul étaient d'une tout autre importance. Signataire des accords de Genève sur l'Afghanistan, le Pakistan n'en demeurait pas moins une base de repli pour la résistance afghane, un lieu de transit de l'aide américaine, ainsi qu'une terre d'accueil pour plus de trois millions de réfugiés afghans.

Au pouvoir depuis le mois de juillet 1977, le général n'avait pas préparé sa succession ; au contraire, il avait décidé d'éliminer tous ses rivaux potentiels parmi lesquels se trouvait le Premier ministre, M. Mohammed Khan Junejo, limogé en mai 1988, afin de cumuler les fonctions de chef de l'État et de chef du gouvernement. Le soir même de l'accident, le président du Sénat, M. Ghulam Ishak Khan, chef de l'État par intérim, décrète l'état d'urgence, afin d'empêcher les troubles éventuels et institue un « conseil d'urgence » au sein duquel les commandants des trois armes sont appelés à jouer un grand rôle. En outre, il promet le maintien des élections générales prévues pour le 16 novembre. Mme Benazir Bhutto, fille de l'ancien Premier ministre exécuté en avril 1979 et chef de file d'une opposition qui s'est peu à peu étendue, se dit prête « à coopérer à un transfert de pouvoir dans le calme » ; et le général Mirza Aslam Beg, promu chef d'état-major, fait taire les rumeurs de coup d'État militaire en déclarant que l'armée n'a aucune intention de s'emparer du pouvoir.

La grand-mère de la psychanalyse

Il y avait à la fois du respect, de la familiarité et de l'impertinence à nommer ainsi Françoise Dolto, morte le 25 août à Paris à l'âge de 79 ans. Respect dû à plus de cinquante années de travail clinique sur les enfants ; familiarité suscitée par son audience médiatique ; impertinence, avec une nuance condescendante, visant son approche quelque peu magique des troubles mentaux.

Françoise Dolto est née le 6 novembre 1908 à Paris. De son propre aveu, sa vocation de pédiatre remonte à l'âge de cinq ans et demi et se trouve liée au souvenir pénible de la Première Guerre mondiale. Après ses études à la faculté de médecine de Paris, elle soutient, en 1939, sa thèse de doctorat, Psychanalyse et pédiatrie, rééditée en 1971 au Seuil. De 1940 à 1978, elle est chargée de consultation à l'hôpital Trousseau et, de 1962 à 1978, au Centre Étienne-Marcel. Elle forme ainsi des générations de cliniciens et de psychanalystes d'enfants.

Françoise Dolto a joué, aux côtés ou, dans la dernière période, à côté de Jacques Lacan, un rôle de premier plan dans l'histoire de la psychanalyse en France. En 1953, elle est à l'origine, avec Jacques Lacan et Daniel Lagache, de la Société française de psychanalyse et de l'Institut de psychanalyse. C'est encore avec Jacques Lacan qu'elle participe, en 1964, à la création de l'École freudienne de Paris. Elle prend toutefois ses distances avec le « maître », lorsque celui-ci décide la dissolution de l'École, en 1980.

Françoise Dolto accède à la célébrité dans les années 70. La publication de son livre, le Cas Dominique (Seuil), démontre sa capacité à manier le transfert avec un jeune adolescent, qu'elle parvient à extraire de l'univers fermé de la psychose. Mais ce sont surtout ses émissions radiophoniques quotidiennes qui, à partir d'octobre 1976, la rendent populaire auprès des familles, en particulier des mères. Un fort bon sens, une morale de la parole et de la communication entre les êtres et une remarquable pertinence clinique assurent à ses interventions une large audience. Ce mode de popularisation d'un savoir, jusque-là maintenu dans un certain élitisme, lui vaut alors quelques critiques et quolibets... Jamais Françoise Dolto ne cacha sa foi chrétienne. Elle appliqua même la grille de lecture psychanalytique à la foi et aux Évangiles dans deux ouvrages parus en 1978 et 1981.

L'histoire en cendres

À plus de deux siècles de distance, le sort s'acharne sur Lisbonne, où un gigantesque incendie détruit, dans la journée du 25 août, le cœur de la vieille ville, déjà ravagée par le tremblement de terre du 1^er novembre 1755. Le feu prend vers 2 h 30 du matin dans le Grandella avant de se propager au Chiado et au Edouardo-Martins, les trois plus grands magasins de Lisbonne, puis à l'ensemble du quartier, détruisant une quinzaine d'immeubles historiques. Les pompiers mettent dix heures à circonscrire le sinistre, qui fait un mort, une trentaine de blessés, plusieurs centaines de sans-abri et prive d'emploi près de 2 000 personnes

Rua do Carmo, rua Garrett, rua Nova do Almada... Ce quartier de la Baïxa Pombalina – du nom du marquis de Pombal qui l'avait fait reconstruire à la fin du xviii^e siècle – était le lieu de rencontre des étudiants des beaux-arts, des intellectuels et des membres de la bonne société portugaise, qui venaient flâner au Café Ferrari ou à la librairie Sa da Costa. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un tas de ruines calcinées. Le président de la République, M. Mario Soares, qui s'est rendu sur place, qualifie l'incendie de « catastrophe nationale » et s'engage à faire « renaître de ses cendres » le quartier, élément essentiel du patrimoine culturel portugais.

Passé les premières heures de deuil, les polémiques éclatent, notamment sur les causes réelles de l'incendie, qui restent indéterminées. Pourquoi les pompiers ont-ils été prévenus plus de deux heures après le déclenchement du sinistre ? Comment se fait-il qu'aucun système de détection de l'incendie n'ait été installé dans les grands magasins ? Les soupçons se portent sur le propriétaire de l'un d'entre eux, déjà accusé d'escroquerie à l'assurance. Rien toutefois ne permet d'affirmer qu'il s'agisse d'un acte criminel. Un débat s'engage d'autre part entre les architectes favorables à la reconstruction fidèle du quartier et ceux qui souhaitent une modernisation du site. Le spectre de la spéculation immobilière fait resurgir les vieilles querelles entre le parti socialiste et la municipalité de droite, accusée d'avoir contribué à la désertification du centre de la ville et d'encourager la construction d'immeubles au goût douteux. Les autorités semblent toutefois s'orienter vers la restauration et la reconstitution ; les aides financières annoncées par des organisations internationales telles que l'Unesco et le Conseil de l'Europe ou encore proposées par la France devraient y contribuer.

Le mois de Jean Rouch

Nous l'attendions d'une minute à l'autre, au Lido de Venise, en cette fin du mois d'août : vingt musiciens conduits par Georges Delerue devaient répéter dans la grande salle du palais du Festival la musique qui accompagnerait le Casanova, film muet de Volkoff (1927), rénove par la Cinémathèque française, et qui, le lendemain, ouvrirait la Mostra internationale d'art cinématographique.

Ce retour en grand apparat de Casanova à Venise, c'est Enrico Fulchignoni qui l'avait propose à Guglielmo Biraghi, directeur du Festival, deux mois auparavant : et voilà qu'au dernier moment il nous faisait irrémédiablement faux bond ; comme Ivan Mosjoukine. arlequin de carnaval, esquivait d'une pirouette la hallebarde de Michel Simon pour s'enfuir en gondole, Enrico avait hélé avec une rare élégance un taxi de la mort. Ce fut sa dernière improvisation de sa propre commedia dell'arte...

Jamais l'orchestre ne joua aussi bien, jamais les images de 1927 ne furent plus belles que pendant cette répétition inoubliable, dans l'immense salle vide du palais vénitien du cinéma. La fête joyeuse était devenue sévère comme un requiem grave et secret. Jamais Enrico n'avait rêvé d'une mort aussi belle et d'une telle cathédrale de la douleur.

Mais, après les derniers accords, les derniers chuchotements des musiciens, il ne nous restait plus qu'un immense chagrin et l'implicite message de continuer ce qu'Enrico avait entrepris. Comment alors esquisser le profil de cet operatore culturale, cet infatigable « maître d'œuvre de la culture » ? En juin 1986, il disait à Fabrizio Bianca, l'un de ses étudiants : « Oui, je suis un personnage pirandellien... mais comment me présenter ? Metteur en scène, réalisateur, critique ou professeur, etc. ? » Et c'est surtout le eccetera qui était important pour lui, le biais inimitable jusqu'à la mort.

Pendant ces quarante ans, il a été mon ami, un ami qui avait tout lu, tout vu. mais il en a va il un savoir exemplaire, en rendant dérisoires les drames permanents. S'il achetait chaque jour toute la presse, c'était pour pouvoir jeter aux ordures des paquets de mauvaises nouvelles, après en avoir découpé quelques faits divers absurdes qu'il se faisait un devoir d'envoyer à ses vrais amis, à ceux qui avaient le privilège de partager ses fous rires. Mais quand on faisait partie de sa bande, quel programme ! (à côté duquel l'agenda de la jet society n'est qu'un vagabondage paresseux). Le prétexte était toujours le cinéma : de Tanger à Sydney, de Porto-Novo à Copacabana, d'Aurillac à Shangai, de Prague à Niamey, nous allions découvrir les écrans étrangers. Chaque fois, son coup d'œil était infaillible malgré les sarcasmes des pédants, et l'heureux élu, jaune, blanc ou noir, pouvait être sûr de compter désormais sur Enrico, car ce dépisteur de talents méconnus n'a jamais fait l'économie de son cœur.

Il en est mort. El ce fut dans cette trajectoire que ces amis éperdus, en cette fin de mois d'août, à Venise, décidèrent de créer un prix Enrico Fulchignoni dont le premier lauréat, en 1988, fut le Géorgien Otar Iosseliani pour Un petit monastère en Toscane.

Enrico Fulchignoni. « mort à Venise à la fin du mois d'août 1988, est, à jamais, l'un de ces poètes, un de ces aèdes au sombre sourire, comme l'écrivait en 1962 l'inventeur du « cinéma de poésie », Pier Paolo Pasolini.

Jean Rouch