Le rapport du médiateur Vistel démonte bien l'engrenage. La chute vertigineuse de la fréquentation, qu'on peut attribuer à cent causes dont la plus évidente est la paresse casanière encouragée par la télévision, entraîne la fermeture de salles et, au-delà de leurs qualités intrinsèques et des programmes qu'elles proposaient, la disparition de lieux de rencontre, de relais socioculturels souvent irremplacés. D'autre part, la crise renforce la politique, souvent dictatoriale, des grands groupes de diffusion : un exploitant en état de faiblesse, sinon de détresse économique est vite acculé au « c'est à prendre ou à laisser » ; et, bien sûr, il prend, car, s'il laisse, il ne s'en relève pas.

Obsédés par le rendement à court terme, les distributeurs pratiquent la tactique de la terre brûlée : puisque la demande s'amenuise, ils restreignent le nombre des copies, en supprimant d'abord les versions originales sous-titrées – ce qui, par voie de conséquence, prive ou privera à leur tour les circuits d'art et d'essai de leur potentiel commercial et de leur originalité.

Un caillou noir, donc, pour le cinéma en 1988, en souhaitant qu'il ne s'agrandisse pas aux dimensions d'une pierre tombale. Mais un caillou blanc, un gros, pour la danse.

La danse a fait le grand écart

On a dit « l'Année de la danse », mais on dit tant de choses... L'Année de la femme a-t-elle connu, par exemple, une recrudescence de la galanterie ? Rien n'est moins sûr. Mais la danse a fait, c'est certain, le grand écart : aucun chiffre actuel n'est comparable à ceux d'il y a vingt ans. En moins d'une génération, chorégraphes et interprètes ont gagné un public jeune, exigeant, mais fidèle et ardent.

Les instances culturelles, qui ont vu naître ce phénomène sans y être entrées pour grand-chose, ont emboîté le pas, si l'on ose dire : IIIe Biennale internationale à Lyon, sondage sur la fréquentation des spectacles de danse, subventions, ouverture d'écoles, prix, nominations et, surtout, l'Opéra de la Bastille annexant l'art lyrique et la transformation du Palais Garnier en temple du jeté battu.

Y verra-t-on au demeurant beaucoup de jetés battus ? Quelques-uns tout de même, car la danse traditionnelle – enfin, ce qu'on appelle ainsi parce qu'elle obéit à des traditions vieilles à peine d'un siècle et demi – demeure. Les vaillants athlètes du Bolchoï sont bien les seuls à se croire les derniers gardiens de Terpsichore en posant inlassablement leurs empreintes dans celles de Petipa. Ils donnent néanmoins un bon exemple de conservation du patrimoine et il serait vraiment navrant que disparaissent ces cygnes et ces lacs surannés quelque peu.

L'exquis pas de deux et le tutu ouvrant sa corolle dans un friselis de violons, tels ne sont pas exactement les soucis premiers des disciples de Martha Graham et de Merce Cunningham. Rome n'est plus dans Rome, et la danse a quitté ses chaussons. Les audaces polies de Roland Petit, les éclats historiques de Maurice Béjart s'enfouissent eux aussi dans la mémoire collective. Carolyn Carlson danse pieds nus. La bande à Gallotta ne trahit même pas les conventions : elle les ignore. Et l'immense Pina Bausch, avec sa troupe de Wuppertal, s'éloigne à l'horizon du théâtre total.

L'argument de ballet, les figures imposées, l'obligation de complémentarité entre la partition orchestrale et la chorégraphie sont apparus comme autant de freins, de gênes, voire d'absurdités. C'est dire que la danse, elle aussi, traverse une crise ; mais elle est de croissance. Après le théâtre et l'opéra, elle a rompu avec un code de bonne conduite pour tenter de vivre sa vie, c'est-à-dire de prêter corps à ce grand rêve halluciné que poursuivent tous les arts : donner à voir le monde en son entier.

(†) Pierre Ajame

Idées

En 1988, les intellectuels posent le problème de la rationalité en termes historiques, politiques ou scientifiques, et on assiste à un redéploiement du débat d'idées : en témoigne celui qui s'est organisé autour de « l'affaire » Heidegger sur l'engagement des intellectuels dans la cité. L'Ontologie politique de Martin Heidegger, de Pierre Bourdieu (Minuit), et Heidegger et les modernes de Luc Ferry et Alain Renaut (Grasset), ont alimenté la polémique.