Panorama

Introduction

Il y a une histoire, pas toute neuve, qui fait les délices des économistes. C'est celle d'un homme qui promène un chien hideux, d'une disgrâce presque repoussante. Il rencontre un ami, qui se moque aussitôt : « Comment ? Ne me dis pas que cette chose t'appartient... – Mais si, répond l'autre nullement vexé, non seulement ce chien est à moi, mais il vaut une fortune. D'ailleurs, tel que tu me vois, je vais le vendre : j'ai rendez-vous avec l'acheteur. – Un acheteur ? Pour ce monstre ? renchérit l'ami. Pas possible ! Et combien espères-tu en tirer ? – Un million de dollars, répond froidement l'homme au chien. – Tu es fou ou tu te payes ma tête. Retrouvons-nous demain, même heure, même endroit ; et tu me raconteras comment s'est conclue l'affaire. » Le lendemain, même heure, même endroit, les deux amis se revoient. L'homme au chien n'a plus de chien, seulement une laisse avec rien au bout. « Alors ? – Alors, comme je te l'ai dit, je l'ai vendu un million de dollars. – Impensable ! Et tu as un chèque ? – Ah, non, pas de chèque : je l'ai échangé contre deux chats à cinq cent mille dollars chacun. »

Il en est, révérence gardée, du patrimoine comme du chien et des chats : il a la valeur qu'on lui prête. On voit par là la difficulté d'en parler et, a fortiori, de le gérer. Or 1988 fut, sinon l'année du patrimoine, label qui a déjà beaucoup servi, du moins celle de sa codification – disons simplement d'une tentative organisée d'y voir plus clair.

En un mot, il faut démêler un écheveau dont la nature même est d'être emmêlé. Des esthètes, des professeurs, des juristes, des conseillers fiscaux, les pouvoirs publics et des entreprises privées, toutes opinions et tous capitaux confondus, ont essayé de jalonner ce nouveau dédale qui a l'originalité infernale de s'allonger et de se compliquer chaque jour davantage.

Le patrimoine reste une énigme

Car, au fait, demanderaient à juste titre Bouvard et Pécuchet, qu'est-ce que le patrimoine si ce n'est le bien commun ? Rien que cela en effet, mais tout cela. Dès lors, où commence et où finit le bien commun ? Certains voudraient s'en tenir à l'acquis. N'appartiendrait alors à la communauté que ce qui existe déjà, des monuments dûment repérés, des œuvres identifiées, des symphonies indiscutables, des alexandrins de bonne facture. Il ne resterait qu'à entretenir ce champ déjà immense, voire à l'agrandir un peu au gré des découvertes, à réparer un fronton, ressouder une césure. C'est le patrimoine protégé, et nul ne songe à s'en moquer.

Cependant, même limité à la conservation et à la restauration, ce patrimoine demeure une énigme. À partir de quelle époque et jusqu'à quelle autre, tel objet ou tel édifice méritent-ils de faire partie du bien commun ? Ce qui est admis, mettons de l'époque Renaissance, l'est-il de vestiges prégaulois et d'une architecture en béton armé ? Première notion, incontournable donc : la notion de temps, voire de temporel.

Deuxième pierre d'achoppement : le critère qualitatif. Au nom de quoi en effet, de quelle histoire de l'art qui serait contredite dans les six mois par une autre histoire de l'art, l'humble ex-voto déposé aux pieds de la Vierge par une femme de marin au début du xviiie siècle est-il moins précieux pour notre mémoire collective qu'un chef-d'œuvre de Watteau ? Et pourquoi la pendule à coucou de notre grand-père ne vaudrait-elle pas le carillon de Strasbourg ?

On se souvient peut-être de la superbe réponse d'Henri Langlois à un journaliste qui lui demandait quels films devrait conserver une cinémathèque idéale : « Tous ! » À l'époque, beaucoup mirent cette répartie sur le compte de l'exaltation. Aujourd'hui, les experts les moins enclins au lyrisme partagent à peu près son opinion.

Le patrimoine est un tout dont tous doivent être : les vivants et les morts, les anciens et les modernes, les pyramides d'Égypte et celle du Louvre, les châteaux certes mais cent autres lieux aussi, des restaurants mythiques comme le Fouquet's, ou les halles de Reims, prodigieuses envolées en béton précontraint.