évidence
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin evidentia, de videre, pour « voir ».
Philosophie Cognitive
Certitude si claire et si manifeste par elle-même que l'esprit ne peut la refuser.
L'évidence s'impose comme manifestement vraie (étymologiquement, l'évidence, c'est ce que l'on voit), elle emporte l'adhésion de chacun et ne nécessite pas de preuve pour que l'on reconnaisse sa force, sa vérité et sa réalité. Elle s'oppose à ce qui est douteux ou incertain. On distingue généralement deux types d'évidence : l'évidence intellectuelle ou rationnelle, qui peut concerner une proposition, un axiome ou un principe (par exemple, le principe de contradiction) ; et l'évidence sensible ou empirique, qui se donne directement dans l'expérience (par exemple, une sensation visuelle en tant que donnée de la conscience). Mais si l'évidence s'impose, elle ne laisse pas pourtant de poser problème : émane-t-elle directement, comme le pensent les stoïciens, de la structure même de la représentation et du jugement, ou est-elle obtenue au terme d'un travail critique sur les préjugés ? Le statut de l'évidence est corrélé à la conception de la vérité : pour les stoïciens, l'évidence est a priori fondée et fondatrice, parce que la vérité constitue le cadre permanent de l'activité de juger. En revanche, pour les sceptiques, une telle conception de l'évidence est impossible, car aucune vérité ne préexiste au jugement. Or, comme toute proposition qui se présente comme une évidence (qu'elle soit vraie ou fausse) ne nécessite pas de preuve pour emporter l'adhésion, le problème est de mettre en œuvre une critique de l'évidence, c'est-à-dire de toute proposition qui prétend au titre d'évidence.
La philosophie cartésienne en quête de l'évidence
Si l'on prend l'exemple de la philosophie cartésienne, on constate que Descartes fait de l'intuition intellectuelle de la clarté et de la distinction d'une idée le critère de l'évidence de l'idée, c'est-à-dire de la vérité de l'idée(1). Ainsi, dans l'arène du doute, où même les vérités mathématiques sont en lice, la proposition « je pense donc je suis » est la première certitude que personne ne peut révoquer en doute. Mais, si l'évidence de l'idée en même temps que sa clarté et sa distinction sont érigées en critères de vérité par Descartes, c'est au prix d'un long cheminement qui lui a fait remettre en cause ce que tous les hommes considèrent comme des évidences : l'existence des corps extérieurs, du corps propre, des vérités mathématiques, comme « le tout est plus grand que la partie » ou « deux et deux font quatre », etc. L'évidence que Descartes choisit comme critère de vérité de l'idée n'est donc pas première au sens chronologique du terme : elle ne se présente pas immédiatement dans la philosophie cartésienne, mais est construite méthodiquement et résulte précisément de la mise en œuvre de la méthode cartésienne, qui a pour objet de distinguer le vrai d'avec le faux, les vraies évidences des fausses. Descartes commence par critiquer non pas l'évidence sensible en tant que telle, mais l'évidence sensible qui se donne pour une évidence rationnelle : il reconnaît l'utilité des sens dans le domaine de la conservation de la santé, mais dénonce les préjugés liés à l'union de l'âme et du corps, qui font croire aux hommes que le monde est tel qu'ils le sentent, que le soleil, par exemple, a un diamètre de deux pieds (soit environ soixante centimètres). Seul l'entendement, ou la raison, peut concevoir la nature même d'une chose. Il faut donc lutter contre la prévention (les préjugés) et la précipitation du jugement et contre l'évidence sensible quand elle prétend dire ce qu'est la nature des choses, puisqu'elle n'enseigne en réalité que ce qui est utile ou nuisible à la santé et n'a une légitimité que dans ce domaine, ce qui est parfaitement résumé dans ce vers de La Fontaine : « Si l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse » (« Un animal dans la lune », Fables, livre VII, 18).
La conception cartésienne de l'évidence des idées innées comme celle de l'âme ou de l'esprit, a été l'objet de nombreuses critiques dont, en premier lieu, celle de Locke(2). Alors que Descartes compare, dans la Règle 1 des Règles pour la direction de l'esprit, l'esprit à la lumière du soleil, qui n'est pas altérée par les objets qu'elle éclaire, et qu'il en fait une substance pensante saisie dans l'évidence d'une intuition intellectuelle, Locke, dans l'Avant-propos de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain, fait de cette comparaison le préambule d'une nécessaire réflexion sur les limites de l'esprit humain : si l'esprit est comparable à un œil qui fait voir et comprendre toutes les autres choses, il est nécessaire de réfléchir sur le pouvoir et la portée de l'œil, car l'œil ne se voit pas lui-même. Pour Locke, il n'y a donc pas de saisie immédiate et intuitive de l'esprit par lui-même, car toute idée venant directement ou indirectement des sens (Locke distingue bien deux sources d'idées – la sensation et la réflexion –, mais il conçoit la réflexion comme une perception a posteriori, ce qui suppose que l'âme a déjà reçu des idées par les sens), aucune idée n'est donc innée. Par conséquent, la connaissance de l'esprit ne relève pas de l'évidence d'une idée claire et distincte. Cette critique lockienne de l'évidence cartésienne des idées innées, qui était elle-même construite sur une critique de l'évidence des préjugés, conduit à penser la critique de l'évidence comme une des tâches principales de la philosophie.
La philosophie et la critique de l'évidence
La perspective huronienne(3) permet de franchir un pas considérable par rapport à la conception classique de l'évidence, dont elle parvient à dépasser l'alternative du fondement (l'évidence était jusque-là fondée soit sur la vérité a priori des perceptions de l'esprit [idées innées pour Descartes], soit sur les perceptions [toutes les idées viennent des sens]). En montrant que le vécu de sensation est animé par une appréhension, Husserl dépasse l'empirisme : la chose n'est pas une collection de sensations, mais le même que chacune d'elles manifeste et qui est visé en chacune d'elles. Husserl reprend à son compte les exigences de l'intellectualisme : il ne peut y avoir de chose perçue comme évidente que dans l'appréhension d'un sens unitaire. Cependant, ce sens n'est pas un être positif a priori donné dans l'entendement ; l'unité de la chose est une unité seulement esquissée dans des aspects sensibles, puisque le caractère partiel de la perception définit l'essence de la chose transcendante. En ce sens, Husserl se rapproche de l'empirisme : la réalité de la chose perçue comme évidente est inséparable de sa donation sensible. Avec Husserl, l'évidence de la perception a cessé d'être réduite soit aux sensations, soit à l'acte d'intellection ; elle apparaît comme ce qui résulte d'une intentionnalité spécifique, à partir de laquelle on peut rendre compte des sens et du sensible.
De nombreux autres exemples pourraient ici être développés du travail philosophique comme travail critique sur l'évidence. Par exemple, la notion d'espace doté de trois dimensions a longtemps été considérée comme une évidence, comme une notion primitive qu'il était vain d'examiner ou de définir. Or, questionner l'évidence d'une telle notion s'est révélé fécond, puisque ce questionnement a permis de construire un espace à 4, puis à n dimensions dans les géométries non euclidiennes. Cela incite à penser que l'évidence est nécessaire pour construire une théorie de la connaissance ou une science, mais qu'elle doit être désolidarisée de la notion d'absolu pour s'inscrire dans l'histoire du savoir. Car l'évidence n'existe pas en soi, mais exprime toujours un rapport de certitude entre un sujet et un objet, ce qui signifie qu'elle doit être pensée et réfléchie dans un travail critique de la raison. En effet, l'évidence, dans l'histoire du savoir, peut perdre son efficacité épistémologique ou scientifique. Si l'on reprend l'analyse que propose Thomas Kuhn de la structure d'une révolution scientifique, on comprend que la science qu'il appelle « normale », c'est-à-dire le modèle scientifique qui fait autorité à un moment donné du savoir, repose sur des évidences admises par la communauté scientifique, mais qui sont remises en question lors d'un changement de paradigme, c'est-à-dire lors d'une révolution scientifique(4). Les évidences de l'ancien paradigme perdent alors leur efficacité et leur fécondité, et sont remplacées par de nouvelles évidences. Il n'y a donc pas d'évidence absolue, si ce n'est dans le discours religieux, mais il y a des propositions qui ont le statut d'évidences à tel moment et dans tel domaine du savoir, parce qu'elles expriment une relation féconde entre la théorie et l'expérience, ou entre le sujet connaissant et l'objet à connaître. De même qu'on ne peut pas tout définir ni tout prouver car, comme l'explique Pascal(5), dans toute définition, on utilise le verbe « être » et qu'on ne peut pas définir l'être sans utiliser le verbe « être », de même on ne peut pas tout justifier ni démontrer, et, en ce sens, se donner des propositions comme évidentes, c'est se donner un point de départ pour penser.
Véronique Le Ru
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, in Œuvres, vol. VI, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974 ; 1996 ; Règles pour la direction de l'esprit in Œuvres philosophiques, t. I, établies par Alquié en 3 tomes, Garnier, Paris, 1963-1973.
- 2 ↑ Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding, 1re éd. 1690, trad. fr. de la 4e édition anglaise par Pierre Coste « Essai philosophique concernant l'entendement humain », Amsterdam, chez Henri Schelte, 1700, repris par Vrin, Paris, 1983.
- 3 ↑ Husserl, E., L'idée de la phénoménologie, trad. A. Lowit, PUF, Paris, 1970.
- 4 ↑ Kuhn, T., La structure de la révolution scientifique, trad. Laure Meyer, Flammarion, Paris, 1962, 2e éd. 1970 ; Pascal, Bl., Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1963.
- 5 ↑ Pascal, Bl., « L'esprit géométrique », in Œuvres complètes, op. cit.
→ certitude, critique (philosophie), intuition, vérité, vrai