peinture

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin pictura, « ouvrage peint », « tableau » mais aussi « mosaïque » ou « tapisserie » et même l'action de farder, de rehausser de couleurs. En français, le sens figuré précède le sens littéral : au xiie s., une peinture est une évocation imagée, et désigne l'image spirituelle qui se forme dans le cerveau, ou dans le cœur, non l'image matérielle qui se dépose sur le panneau. En revanche, le xvie s. oppose la plate peinture du tableau à la ronde bosse de la statue.

Esthétique

Art qui consiste à déposer des couleurs sur un plan ou « tableau », pour évoquer une forme visible quand elle est figurative, pour exprimer une nécessité intérieure, pour mettre en valeur le jeu chromatique, ou pour toute autre fin à visée esthétique, quand elle est abstraite.

Intermédiaire entre le peintre et son modèle, le tableau est pour le premier le support de son travail et pour le second le dépôt de son aspect. L'art de la peinture oscille entre ces deux pôles : objectif, il invite le peintre à s'effacer pour laisser paraître devant lui le modèle ; subjectif, il soumet au contraire la vérité du modèle à la vision du peintre, matérialisée sur la toile. Le dépassement de cette antinomie conduit à la révélation d'une peinture pure, dépouillée de ces mêmes prestiges de l'imitation qui avaient pourtant présidé à sa naissance.

Objectif, l'art de peindre est plus qu'un autre mimétique, la séduction de la couleur, ce « leurre qui persuade les yeux » selon une remarque du Poussin, contribuant à l'illusion. Surface plane qui s'ouvre sur une profondeur imaginaire, le tableau dans son cadre est semblable, selon la comparaison avancée par Alberti, à la fenêtre ouverte que limite son embrasure(1). Léonard le comparait semblablement à une vitre transparente sur laquelle le pinceau vient déposer les images des objets que l'on aperçoit de l'autre côté(2).

Déjà, dans l'antiquité, Pline l'Ancien accorde une importance considérable, dans l'appréciation qu'il faisait des peintures de son temps, à la similitudo ou « ressemblance ». Il présente le peintre – pictor, fictor – comme une sorte de prestidigitateur qui fait passer les absents pour présents, et fait croire à la vérité des figures feintes. La bête, plus que l'homme, tombe dans le panneau : un cheval hennit devant le cheval peint par Apelle, l'image d'un serpent, en guise d'épouvantail, fait taire les oiseaux qui troublaient le sommeil du triumvir, et sur la scène du théâtre, lieu mimétique entre tous, les oiseaux viennent picorer les raisins du décor, œuvre du peintre Zeuxis. Il est vrai que l'homme, plus retors que l'animal, ne se laisse pas si aisément abuser : ce n'est pas l'illusion du réel qui le dupe, mais plutôt la tentation de l'imaginaire et la suggestion du désir. C'est ainsi que Caligula s'éprend du double portrait d'Atalante et d'Hélène peintes nues côte à côte, et que Zeuxis à son tour se laisse prendre au piège d'un rideau peint, censé voiler le tableau que lui oppose son rival Parrhasios(3).

Le tableau, trompe-l'œil qui trompe le désir, oppose ainsi au regard un jeu de miroir qui le met en abîme, et lui révèle sa vérité. Le miroir devient à la Renaissance l'emblème du métier du peintre. Selon Alberti, Narcisse est le véritable inventeur de l'art de la peinture, semblable à « l'art d'embrasser la surface d'une fontaine » ; et, selon Léonard, « l'esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir, qui adopte toujours la couleur de ce qu'il regarde et se remplit d'autant d'images qu'il a d'objets devant lui. » C'est au miroir aussi que Platon, au livre X de la République, compare l'illusoire encyclopédisme du sophiste, quelques lignes avant de condamner le peintre, imitateur au troisième degré de l'idée qu'il fait déchoir dans l'idole.

Le mimétisme de son art condamne le peintre à n'être qu'un singe – simies naturæ – et le singe, avec le miroir et le masque (qui évoque le jeu de l'acteur et la manipulation de l'apparence) sont les attributs reconnus de l'allégorie de la peinture. C'est ainsi que le Singe peintre né du pinceau de Chardin dès 1726, l'œil rivé sur le spectateur, et lui fixant la place du modèle, est un ironique et subtil autoportrait.

Refusant alors la rigoureuse exactitude du miroir, qui l'animalise et lui fait perdre l'esprit, le peintre revendique la propriété de l'image, et vise à en déposséder son modèle. La marque ostensible de la signature témoigne pour ce renversement, qui se détourne de l'objet pour mettre en valeur la subjectivité, c'est-à-dire l'intellectualité, et même la spiritualité, de l'image. Le peintre déclare travailler avec l'esprit plutôt qu'avec la main, et son art que la Renaissance associe à la géométrie et à la musique – deux arts qui font partie du Quadrivium – passe pour libéral et non plus pour mécanique. En 1510, Raphaël introduit la peinture dans l'École d'Athènes, académie idéale qui réunit hors du temps les meilleurs esprits : il donne à Platon les traits de Léonard et à Héraclite ceux de Michel-Ange. En 1547, un vif débat partage l'Académie florentine, sous l'arbitrage de son président B. Varchi : le « paragone », ou comparaison des mérites relatifs de la peinture et de la sculpture. Pour Léonard, la première est supérieure à la seconde comme l'esprit l'est au corps : tandis que le sculpteur, recouvert de poussière, frappe à grands coups la pierre dure, le peintre dépose délicatement la couleur sur le panneau, et son art est un exercice de l'esprit, una cosa mentale. Le dessin, qui cerne d'un trait l'ombre portée de l'idée, ou concetto, est donc l'origine de la peinture, comme de la sculpture et de l'architecture, trois arts né d'un même père, et qu'on allégorise souvent sous la forme des trois Grâces. Le peintre ennobli se présente alors comme l'égal des grands de ce monde, et l'on ne se lasse pas de répéter l'histoire d'Alexandre cédant la belle Pancaspe à son peintre Apelle, de Charles Quint s'empressant de ramasser le pinceau tombé du Titien, ou de François Ier accueillant à Amboise le dernier souffle de Vinci.

Poésie muette, la peinture devient ainsi une sorte de philosophie figurée, et le tableau l'expression de la pensée, ou du sentiment : « un coin de nature vu à travers un tempérament », selon Zola qui croit innover et prolonge en vérité une ancienne tradition. À la matérialité de la sculpture, qui déploie la forme dans les trois dimensions de l'espace, Hegel oppose ce qu'on nommait encore au xviie s. la « plate peinture », qui spiritualise la réalité sur le plan sans épaisseur de la représentation. Pourtant, si le tableau n'est qu'une médiation, philosophie imagée ou littérature illustrée, on peut aussi bien en faire l'économie, et énoncer clairement la pensée en se passant de l'image. À trop intellectualiser son art, le peintre finit par le supprimer.

Déjà, en 1766, Lessing souligne le caractère spécifique de la peinture(4), contre l'ancienne doctrine de l'ut pictura poesis qui se réclamait d'Horace et assimilait l'art du peintre à celui du poète, les soumettant tous deux aux règles d'une même rhétorique. Au long développement du poème, Lessing oppose l'instantané du tableau, « un unique point de vue pour saisir cet unique instant ». Peinture n'est donc pas littérature, le peintre ne philosophe pas mais, à l'affût du sensible, saisit l'instant fécond où l'apparence se fait tableau. En s'affranchissant de son aliénation littéraire, la peinture revendique alors son autonomie. Comme le répète Kant dans la troisième Critique, le tableau devient dessin d'arabesques ou pure harmonie des couleurs : libéré de la servitude du modèle, il prétend ne rien signifier et n'a d'autre fin que lui-même. Selon Schiller, l'instinct de jeu, seul capable de réconcilier notre nature dissociée, préside à la création de l'œuvre d'art, et le jeu est fin en soi, et ne vaut que pour lui-même. M. Denis écrit en 1890 : « Se rappeler qu'un tableau – avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »(5).

« Un certain ordre » : quel est donc l'ordre de la peinture ? Quelles seront les règles de ce jeu, si l'on répudie également le principe d'imitation et l'ombre de l'idée ? Selon le critique américain Greenberg, défenseur de l'action painting de Pollock, son histoire pousse irréversiblement la peinture vers l'aveu de sa platitude. Il n'est pourtant pas interdit de penser que cette épiphanie la platitude est-elle même d'une grande platitude. Est-ce bien là le dernier mot de la peinture ? La vitalité de cet art montre aujourd'hui qu'il n'en est rien. Le déclin de l'abstraction, le retour à la figuration ou même à l'hyperréalisme, l'invention d'une image polémique que l'artiste oppose aux faux semblants de l'imagerie polémique ou mercantile, ou bien encore le jeu ironique de la reprise ou de la variante appliqué aux icônes les plus consacrées de notre culture, ouvrent à l'invention picturale un avenir riche de promesses.

Jacques Darriulat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Alberti, L. B., De Pictura (1435), « De la Peinture », préface, trad. et notes par J. L. Schefer, Macula, Paris, 1992.
  • 2 ↑ Vinci, L. de, La peinture, textes traduits, réunis et annotés par A. Chastel, avec la collaboration de R. Klein, Hermann, Paris, 1964.
  • 3 ↑ Pline l'Ancien, Histoire Naturelle XXXV. La peinture, trad. J.-M. Croisille, Les Belles Lettres, Paris, 1997.
  • 4 ↑ Lessing, G. E., Laocoon (1766), Hermann, Paris, 1990.
  • 5 ↑ Denis, M., Théories, « Du symbolisme au classicisme », Hermann, Paris, 1964.
  • Voir aussi : Darriulat, J., Métaphores du regard. Essai sur la formation des images en Europe depuis Giotto, Lagune, Paris, 1993.
  • Georgel, P., et Lecoq, A.-M., la Peinture dans la peinture, Adam Biro, Paris, 1987.
  • Hegel, G. W. F., Cours d'Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.
  • Lee, R. W., Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : xve-xviiie siècles, trad. M. Brock, Macula, Paris, 1991.
  • Stoïchita, V., l'Instauration du tableau, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1993, rééd. Droz, Genève, 1999.

→ art, création, esthétique, image, perspective, représentation