abstraction

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin abstractio, « action d'extraire, d'isoler et son résultat ».


Dans le contexte de la reprise médiévale d'Aristote, l'aphairesis se trouve hissée à la valeur d'une véritable catégorie philosophique qui permet en particulier de mieux articuler, dans le jugement, individualité et universalité. La critique de l'abstraction est faite par l'idéalisme allemand, bien après la révolution galiléenne qui en fait un critère d'établissement des lois. Hegel oppose l'abstrait à l'effectif en des termes qui marquent durablement l'ensemble des doctrines philosophiques nées sur les débris de l'idéalisme absolu – marxisme compris.

Philosophie Antique

Opération de l'esprit qui consiste à séparer d'une représentation ou d'une notion un élément (propriété ou relation) que la représentation ne permet pas de considérer à part ; résultat de cette opération.

La notion d'abstraction a été élaborée une fois pour toutes par Aristote. Dans le Traité de l'âme, il explique comment, par une opération d'abstraction, l'esprit passe de la représentation d'un nez camus à la pensée de la concavité, qualité d'un nez considérée séparément de la chair. C'est ainsi que les objets mathématiques sont pensés comme séparés de la matière, alors qu'en réalité ils n'ont pas d'existence séparée(1) : ils sont eux-mêmes des objets abstraits, ou abstractions. Si Aristote prolonge cette analyse en une critique des Idées platoniciennes(2), la notion d'abstraction joue un rôle important dans sa propre doctrine. De même que la quantité, tout ce qui entre sous les catégories autres que celle de substance (qualités, relations, etc.) est pensé par abstraction. C'est aussi par abstraction que chaque science délimite son objet propre, à commencer par la science de l'être en tant qu'être ou philosophie première(3).

La querelle des universaux (genre, espèce, différence, propre et accident sont-ils de simples abstractions, comme le penseront les nominalistes, ou, à titre de « causes » des êtres individuels, ont-ils une existence propre ?) est un cas particulier d'une controverse plus générale sur les idées abstraites, qui traverse toute l'histoire de la philosophie.

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Traité de l'âme, III, 7, 431 b 12-17 ; Métaphysique, XI, 3, 1061 a 28-b3 ; Physique, II, 2, 193 b 22-194 a 12.
  • 2 ↑ Aristote, Métaphysique, XIII, 1, 1076 a 18-19.
  • 3 ↑ Ibid., XI, 3, 1061 b 3-5 ; IV, 1, 1003 a 21-26.

→ concept, eidos, forme, idée, matière, universaux

Philosophie Moderne

Après le xviiie s., les termes « abstrait » et « abstraction » prennent un sens en partie péjoratif, dans des philosophies qui mettent l'accent sur la totalité, le devenir ou la vie.

Chez Hegel, le moment de l'abstraction représente l'étape de l'entendement dans le devenir de l'Esprit. L'attitude philosophique qui lui correspond dans la Phénoménologie est le dogmatisme. À la reproduction du réel sous la forme du « concret pensé » par la « méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret », Marx oppose « le procès de la genèse du concret lui-même » ; les catégories ne peuvent exister autrement « que sous forme de relation unilatérale et abstraite d'un tout concret, vivant, déjà donné »(1). Pour Bergson, l'abstraction arrache les idées à leur état naturel pour les dissocier en les faisant pénétrer dans le cadre du langage. « Cette dissociation des éléments constitutifs de l'idée, qui aboutit à l'abstraction, est trop commode pour que nous nous en passions dans la vie ordinaire et même dans la discussion philosophique »(2). Ce phénomène est donc nécessaire ; mais il est source d'erreur si nous croyons que cette dissociation nous livre l'idée concrète telle qu'elle est dans la durée.

Dans de telles problématiques, au moins dans leur forme originelle, il s'agit moins de discréditer l'abstraction que d'en indiquer les limites ou les conditions de validité.

Pierre-François Moreau

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Marx, K., Introduction à la Critique de l'économie politique.
  • 2 ↑ Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. II.

Métaphysique, Philosophie Cognitive

Formation d'une idée par distinction, discrimination, dissociation, séparation, ou réunion des éléments communs à plusieurs instances.

L'abstraction désigne à la fois la procédure cognitive qui extrait un trait commun de propriétés particulières et le produit de cette procédure, l'idée abstraite. En ce sens, le problème de l'abstraction est le même que celui des universaux, et peut recevoir trois grands types de solutions : le réalisme platonicien, qui sépare les abstraits de leurs instances ; le conceptualisme réaliste aristotélicien et thomiste, selon lequel les abstraits sont dans l'esprit et dans les choses (abstrahentium non est mendacium : abstraire ce n'est pas mentir) ; et le nominalisme, qui refuse d'hypostasier les idées abstraites et les réduit à des signes.

La querelle des idées abstraites, qui opposa Berkeley(1) à Locke(2), traverse toute l'histoire de la philosophie. Elle est particulièrement vive en philosophie des mathématiques, et a ressurgi à la fin du xixe s. avec l'idée de définition des nombres par abstraction chez Dedekind(3) et Russell(4), et dans les systèmes de construction du monde à partir du sensible chez Carnap et Goodman.

Claudine Tiercelin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, Flammarion, Paris, 1991.
  • 2 ↑ Locke, J., Essai sur l'entendement humain, trad. Coste, Vrin, Paris, 1970.
  • 3 ↑ Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ? trad. Analytica 12-13, Bibliothèque d'Ornicar, 1979.
  • 4 ↑ Russell, B., et Whitehead, A. N., Principia Mathematica, Cambridge, 1910.
  • Voir aussi : Laporte, R., le Problème de l'abstraction, Alcan, Paris, 1946.
  • Vuillemin, J., la Logique et le monde sensible, Flammarion, Paris, 1971.

→ abstrait, conceptualisme, mathématiques, platonisme, universaux

Logique, Philosophie des Sciences

Opération (ou produit de cette opération) consistant à sélectionner une propriété sur un objet ou sur un ensemble d'objets, pour la considérer isolément.

Dans les sciences en général, l'abstraction remplit deux fonctions principales : elle isole certaines propriétés dans les objets pour en simplifier l'étude ; et elle permet de généraliser certaines propriétés à des ensembles d'objets équivalents.

C'est notamment en logique (à distinguer des analyses psychologiques) que le procédé d'abstraction fut étudié. Les travaux de Frege, Dedekind, Cantor, Peano et Russell permirent d'en proposer une formalisation rigoureuse. Suivis par Whitehead et Carnap, ces auteurs cherchèrent les règles strictes permettant de regrouper en classes (ou en concepts, ensembles, etc., en fonction du contexte) des éléments partageant une certaine propriété. Cette propriété est alors appelée une « abstraite ». C'est ainsi « par abstraction » que Russell définit le concept de « nombre » (selon lequel « le nombre d'une classe est la classe de toutes les classes semblables à une classe donnée »(1)), puis les concepts d'ordre, de grandeur, d'espace, de temps et de mouvement.

Comme le résume J. Vuillemin(2), la « définition par abstraction » chez Russell, inspirée de Frege et Peano, se déroule en quatre moments : 1) on se donne un ensemble d'éléments ; 2) on définit sur cet ensemble une « relation d'équivalence » (relation réflexive, transitive et symétrique) ; 3) cette relation partitionne l'ensemble donné en « classes d'équivalence » ; 4) « l'abstrait » est alors une propriété commune à tous les éléments de l'une de ces classes d'équivalence. L'originalité de Russell consiste à ajouter un cinquième moment, le « principe » d'abstraction proprement dit, qui sert à garantir l'« unicité » de la propriété obtenue.

Ces recherches métamathématiques sur l'abstraction obéissaient, chez Russell, à un projet philosophique : montrer que les mathématiques sont fondées sur la logique.

Après les désillusions sur ces tentatives logicistes, l'abstraction fut mobilisée à nouveau frais par A. Church, en 1932, pour fonder les mathématiques sur le concept de « fonction » (envisagé, cette fois, d'un point de vue « intensionnel », et non plus « extensionnel »). C'est dans cette perspective qu'est né le « lambda-calcul »(3), qui formalise les règles permettant d'« abstraire » les fonctions, au moyen de l'opérateur lambda (λ), à partir des expressions servant à les expliciter.

Là encore, l'entreprise fondationnelle a échoué. Mais cette théorie s'est révélée très féconde d'un point de vue opératoire. Elle a, en effet, pour but de considérer et de travailler sur les fonctions « en elles-mêmes », comme pures « règles » (et non comme « graphes »), indépendamment des valeurs qu'elles prennent pour chaque argument. On peut ainsi étudier directement les propriétés les plus générales de ces fonctions, notamment leur calculabilité. L'abstraction devient ainsi un véritable outil mathématique, et non plus seulement métamathématique.

L'abstraction a, en outre, été étudiée d'un point de vue psychologique. Amorcée dès l'âge classique, principalement par les empiristes, cette étude a été profondément renouvelée par J. Piaget, qui en a examiné le fonctionnement selon des méthodes proprement expérimentales, et non plus seulement d'un point de vue introspectif ou spéculatif(4). L'abstraction « réfléchissante » (c'est-à-dire « seconde », par différence avec l'abstraction « empirique », qui porte sur les classes d'objets, et non sur les opérations exercées sur ces objets) naît, selon Piaget, dans la prise de conscience par l'enfant de la coordination de ses gestes. Cela fournit, selon lui, la base psychologique de l'abstraction formelle.

Les procédures abstractives représentent aujourd'hui un domaine florissant de recherche en informatique, en mathématiques et en sciences cognitives, car elles permettent de gagner en généralité et en constructivité dans toutes les études portant sur les propriétés communes à des ensembles d'objets. L'abstraction est également travaillée actuellement en « logique floue ».

Alexis Bienvenu

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Russell, B., The Principles of Mathematics (1903), Routledge, Londres, 1992, § 111, p. 115.
  • 2 ↑ Vuillemin, J., la Logique et le Monde sensible, études sur les théories contemporaines de l'abstraction, Flammarion, Paris, 1971, p. 31.
  • 3 ↑ Church, A., The Calculi of Lambda Conversion, Princeton University Press, 2e éd. 1951.
  • 4 ↑ Piaget, J. (dir.), Recherches sur l'abstraction réfléchissante, PUF, Paris, 1977.
  • Voir aussi : Barendregt, H. P., The Lambda Calculus, North Holland P. C., Amsterdam, éd. rev. 1984.
  • Frege, G., les Fondements de l'arithmétique, recherche logico-mathématique sur le concept de nombre (1884), trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1970.
  • Geach, P., Mental Acts. Their Content and Their Objects, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1957.

→ abstrait, calcul, concept, extension, fonction, récursivité

Esthétique

Conception de l'art qui trouve sa justification en dehors de toute référence à la réalité sensible et met délibérément l'accent sur les composantes plastiques. REM. Le terme s'est conservé en dépit des résonances négatives déplorées par les premiers défenseurs de l'abstraction ; aucun des termes alternatifs proposés (art concret, art réel, etc.) n'a prévalu.

Toute œuvre d'art est une abstraction : des analystes rigoureux ont prétendu à juste titre que chaque représentation procédait d'une abstraction – stricte définition de l'opération mentale grâce à laquelle l'artiste opère des choix en fonction de ses intentions et de la nature de son art spécifique(1). Ainsi, le dessinateur se distingue du cordonnier précisément parce qu'il ne fabrique pas une chaussure, mais nous en donne à voir certains aspects, jamais tous. Ceux qui raisonnent ainsi voient dans l'abstraction une condition générale de toute activité artistique, et ils préconisent l'usage de la locution « art non figuratif » pour désigner les réalisations qui renoncent volontairement à tisser des liens de ressemblance entre les formes créées et celles du monde extérieur, telles qu'elles sont perçues par l'intermédiaire de nos sens. Cette distinction demeure valide, du point de vue philosophique, mais l'usage courant a retenu le terme abstraction pour qualifier des réalisations qui rompent délibérément avec l'antique nécessité d'un recours à la mimèsis. Ainsi comprise, la notion d'art abstrait n'a de sens que dans un contexte où la représentation, aussi déformée ou allusive qu'elle puisse paraître, semblait s'imposer comme une nécessité absolue. C'est pourquoi elle apparut et se développa au sein des arts plastiques, voués à l'imitation, une imitation considérée sinon comme but ultime, du moins comme un moyen indispensable.

Tournant historique et approfondissement réflexif

Dans cette perspective, l'abstraction – ou non-figuration – constitue une rupture majeure, et les débats auxquels elle donna lieu attestent de la violence du séisme qu'elle provoqua. L'une des interrogations récurrentes qui furent posées à son sujet concernait son rapport avec l'art ornemental, plaisant à l'œil mais dépourvu de plus hautes ambitions(2). Pour contrecarrer ces attaques, les premiers créateurs de l'art abstrait ont souvent développé dans leurs écrits des thèses qui tendaient à accréditer l'importance du contenu spirituel dont leurs œuvres seraient la manifestation visible(3). C'est également ainsi que fut abandonnée la référence à l'ut pictura poesis au profit d'un nouveau paradigme, l'ut pictura musica. La musique recourt rarement à l'imitation et elle n'en a aucun besoin pour proposer des compositions qui ne relèvent nullement des seuls arts d'agrément.

Ainsi, au-delà de l'apparente rupture introduite au sein des arts visuels, l'idée d'une fondamentale continuité dans le développement des arts tendait à s'imposait. L'art abstrait poursuivait les ambitions de toujours, celles que Hegel, par exemple, avait mises au jour. Pour la vision téléologique aimantée par la foi dans le progrès, l'abstraction constituait une étape décisive. Se privant volontairement de l'assujettissement aux apparences du monde, l'art abstrait gagnait une liberté, une indépendance, qui lui permettait d'atteindre plus sûrement à des vérités réputées d'autant plus substantielles qu'elles ne ressortissent pas de l'ordre du visible trivial. L'abstraction conforte alors la thèse d'une autonomie de l'art, gage de sa dignité. Cette conquête facilite l'accès à des pratiques réflexives : l'art, loin de nous entretenir du monde, peut procéder à un retour analytique sur soi qui ouvre sur une ontologie.

En dépit de ces perspectives stimulantes, la critique de l'abstraction est demeurée vive jusqu'aux années 1960. On accusait celle-ci de confondre liberté et vacuité ou autonomie et autisme. Il lui était aussi reproché de proposer en guise de création un quelconque maniérisme formel, menacé d'académisation rapide. Beaucoup s'accordaient aussi à lui faire grief de n'exiger aucune compétence artistique spécifique, de contribuer ainsi à la perte du métier et des repères axiologiques qui lui sont attachés.

Malgré ces attaques, l'abstraction s'est imposée. Elle doit son succès à sa vitalité, attestée par une grande diversification des pratiques, des styles ou des manières et des intentions explicites qui la suscitent. Elle le doit aussi au fait qu'elle a, plus ou moins durablement, étendu son empire. Après la peinture, initiatrice en ce domaine, puis la sculpture, le cinéma ou la photographie ont connu des réalisations non figuratives.

L'abstraction n'a jamais éliminé l'art figuratif, elle a plutôt contribué à le rendre plus exigeant. Elle a par ailleurs abouti à une extension du domaine des arts plastiques où se croisent aujourd'hui maintes techniques qui ne sont pas issues de la tradition des beaux-arts, telles la vidéo ou la photographie plasticienne, qui contribuent à une floraison d'images – de nouvelles sortes d'images mais aussi des représentations que l'abstraction congédiait.

Denys Riout

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kojève, A., « Pourquoi concret » (1936, inédit jusqu'en 1966), in Kandinsky, W., Écrits complets, t. II, la Forme, Denoël-Gonthier, Paris, 1970.
  • 2 ↑ Connivence dénoncée par les cubistes, notamment Kahnweiler et Picasso, et réélaborée dans les années 1960 par les détracteurs de l'expressionnisme abstrait.
  • 3 ↑ En particulier chez Kandinsky, Mondrian, Kupka, Malevitch, etc.
  • Voir aussi : The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985, catalogue de l'exposition éponyme, Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press, New York, 1986.
  • Mozynska, A., l'Art abstrait, 4 vol., Macght, Paris, 1971-1974.
  • Schapiro, M., l'Art abstrait (art. 1937-1960), trad. Éditions Carré, Paris, 1996.

→ contenu, formalisme