foule
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin fullare, « fouler », « presser ».
Politique, Sciences Humaines
Multitude humaine en tant qu'elle est passive, passionnelle et inorganisée.
La foule est fondamentalement passive et passionnelle, mais par là même dominable, influençable, et canalisable : sa passivité peut se transformer en violence (conformément à son étymologie, la foule est saisie comme une certaine pression potentielle). Il faut donc la dénombrer et la répartir : Platon s'interroge ainsi longuement dans les Lois(1) sur le nombre parfait du peuple, nombre déterminé par opposition à la multitude indéterminée de la foule, ainsi que sur la meilleure organisation spatiale de la cité ; de même chez Aristote le plethos (« multitude ») s'oppose au demos (« peuple ») comme la multitude indéfinie à la communauté constituée : tous deux retrouvent ainsi le souci des grands législateurs athéniens, Solon ou Clisthène(2).
La hiérarchie sociale une fois constituée, la foule désignera la part de la multitude qui reste écrasée en bas de l'échelle (c'est la situation de la « plèbe infime » qui, dans les cités marchandes de la Renaissance, est trop basse pour être intégrée dans le moindre corps de métier, ou pour prétendre à la moindre charge publique(3)). Cette place concrète de la foule est analogique à sa place doctrinale : dans une théorie de l'État moderne, la foule désigne la masse qui reste, inconstituée, au dehors de la société politique ; ainsi Hobbes souligne la différence entre « le peuple, qui se gouverne régulièrement par l'autorité du magistrat, qui compose une personne civile, qui nous représente tout le corps du public, la ville, ou l'État, et à qui je ne donne qu'une volonté ; et cette autre multitude qui ne garde point d'ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui ne doit prétendre dans la république qu'à la gloire de l'obéissance »(4).
Mais il est de plus en plus difficile de contenir la puissance du nombre dans ces barrières sociales et doctrinales : les épisodes révolutionnaires, qui font de la masse un acteur politique, réintroduisent le concept de foule au premier plan des doctrines. À partir de la fin du xixe s., la foule est conçue comme un phénomène non plus seulement physique (la quantité de force qu'il faut dénombrer, répartir, parfois contenir) mais comme un phénomène psychologique : chez Le Bon, en particulier, la foule est un être dynamique, lieu de mouvements de refoulement (elle dissout à l'intérieur les sujets qui la composent : en elle « l'hétérogène se noie dans l'homogène »(5)) et de défoulement (elle synthétise vers l'extérieur la force mécanique de ces individus « digérés ») qui sont les rythmes de son mouvement animal. De passionnelle, la foule est devenue pathologique : elle relève du renoncement à la subjectivité libre. C'est sur cette hypothèse que se joue l'identification de la foule à la horde archaïque : régressive politiquement (Le Bon insiste sur son caractère exclusivement destructeur), la foule est aussi régressive historiquement (« dans la mesure où la formation en foules régit habituellement les hommes, nous reconnaissons en elle la persistance de la horde originaire. Nous devons en conclure que la psychologie de la foule est la plus ancienne psychologie de l'homme »(6)).
On retrouve cette détermination fondamentale à la naissance même de la sociologie : les mouvements collectifs sont définis chez Durkheim à partir de la pression qu'ils exercent sur les individus qui s'y trouvent pris, et cette pression qui n'a jamais abandonné les définitions de la foule se transforme, chez Durkheim comme chez Le Bon ou Freud, en une contagion dangereuse (ainsi les effets de la pression sont inconscients et amoraux : « Nous nous apercevons que nous les avons subis beaucoup plus que nous ne les avions faits. Il arrive même qu'ils nous fassent horreur, tant ils étaient contraires à notre nature. C'est ainsi que des individus, parfaitement inoffensifs pour la plupart, peuvent, réunis en foule, se laisser aller à des actes d'atrocité. »(7).
La foule est ainsi le nom du phénomène collectif pris comme archaïque, et destructeur. La foule se présente donc comme une thèse sur la multitude humaine : elle n'est pas seulement l'objet d'un savoir neutre, elle est le mot à travers lequel la science des communautés humaines a toujours refusé que la multitude concrète constitue actuellement et consciemment un sujet.
Laurent Gerbier
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Platon, Lois, V, 735a-745e, tr. E. Des Places (1951), Les Belles Lettres, Paris, 1994, pp. 89-104.
- 2 ↑ Aristote, Constitution d'Athènes (en particulier ch. XVI et XX), tr. G. Mathieu et B. Haussoulier (1985), Gallimard, Paris, 1996.
- 3 ↑ Machiavel, N., Histoire de Florence (1525), III, 12, tr. Ch. Bec, in Œuvres, Laffont, Paris, 1996, p. 766-767.
- 4 ↑ Hobbes, Le citoyen (1642), VI, 1, tr. S. Sorbière, GF, Paris, 1982, pp. 149-150.
- 5 ↑ Le Bon, G., Psychologie des foules (1895) ; PUF, Paris, 1995, p. 12.
- 6 ↑ Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), tr. A. Bourguignon et al. (1981), dans Essais de Psychanalyse, Payot-Rivages, Paris, 2001, p. 213.
- 7 ↑ Durkheim, E., Règles de la méthode sociologique (1937), chap. I, PUF, Paris, 1997, p. 7.
- Voir aussi : Canetti, E., Masse et puissance (1960), tr. R. Rovini (1966), Gallimard, Tel, Paris, 1986.
- Reynié, D., Le triomphe de l'opinion publique. L'espace public français du xvie au xxe s., Odile Jacob, Paris, 1998.
- Tarde, G., L'opinion et la foule (1901), PUF, Paris, 1989.
→ communauté, masse, peuple