Georges, baron Cuvier
Naturaliste français (Montbéliard 1769-Paris 1832).
Le contraste est saisissant entre la modestie des débuts de Cuvier et la renommée que lui ont par la suite valu ses dons exceptionnels. Il naît dans une famille protestante établie à Montbéliard, ville dépendant alors du duché de Wurtemberg. Il prend goût tout enfant à l'histoire naturelle en recopiant et en coloriant les illustrations des livres de Buffon. Son père, officier en retraite, l'envoie faire ses études à l'académie Caroline de Stuttgart. Le jeune Georges y étudie particulièrement le droit en vue d'une carrière administrative, mais aussi les sciences naturelles : il s'initie notamment à la dissection et à des rudiments d'anatomie comparée. À la fin de ses études, en 1788, ne trouvant pas d'emploi, il devient précepteur dans une famille près de Fécamp, en Normandie. Là, il découvre le monde de la mer, étudie les petits animaux marins, mollusques surtout. Il fait la connaissance de l'abbé Tessier, agronome et médecin, qui le recommande au tout nouveau titulaire de la chaire de zoologie au Muséum, Geoffroy Saint-Hilaire. Celui-ci lit ses premières études et, enthousiasmé par cet « autre Linné », l'invite à venir travailler auprès de lui, à Paris, pour y jouer le rôle de « législateur de l'histoire naturelle ».
Français depuis l'annexion de Montbéliard, en 1793, par le gouvernement révolutionnaire, Cuvier arrive dans la capitale au début de 1795. Nommé suppléant du professeur d'anatomie comparée au Muséum (il sera titularisé en 1802), il devient professeur aux Écoles centrales – nom des anciennes universités – et il entre à l'Académie des sciences, où il a comme collègue le général Bonaparte. Professeur au Collège de France à 30 ans, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences à 34 ans, il sera aussi membre de l'Académie française (1818) et de l'Académie de médecine, chancelier de l'Instruction publique en 1802, membre du Conseil de l'Université en 1808, maître des requêtes au Conseil d'État en 1822… Tous les régimes lui ont prodigué leurs faveurs : Napoléon le fait chancelier de l'Empire, Louis XVIII le fait baron, Charles X, grand officier de la Légion d'honneur, Louis-Philippe, pair de France.
Le rénovateur de l'anatomie comparée
En zoologie, Cuvier bâtit un édifice dont la solidité ne s'est jamais démentie. Il rénove l'anatomie comparée, dont il énonce les grandes lois, notamment la loi de la subordination des caractères – selon laquelle les organes d'un animal ne sont pas simplement juxtaposés, mais agissent les uns sur les autres –, et la loi des corrélations organiques – qui montre que la forme et la disposition de certains organes entraînent celles de certains autres. Ces lois lui permettent d'établir de nouvelles classifications. Dès 1795, il publie deux mémoires sur le sujet. Dans le premier, il divise tous les animaux confondus jusque-là sous l'appellation « d'animaux à sang blanc » en six classes : les mollusques, les crustacés, les insectes, les vers, les échinodermes et les zoophytes. Le second mémoire concerne particulièrement les mollusques, qu'il répartit en trois ordres : les céphalopodes, les gastéropodes et les acéphales.
Dans le Règne animal (1817, 2e édition 1829), ouvrage fondamental dans lequel Cuvier se propose de donner un tableau d'ensemble du monde animal, il distingue quatre grands embranchements : les vertébrés (qui possèdent une colonne vertébrale), les mollusques (tels les poulpes, escargots, huîtres), les articulés (araignées, homards…) et les radiés (comme l'étoile de mer). Cette classification est aujourd'hui quelque peu dépassée, mais, à l'époque, elle marquait un progrès considérable. Quant à l'Histoire naturelle des poissons, publiée à partir de 1828 avec son disciple Valenciennes, elle décrit plus de cinq mille espèces, et elle est restée l'une des bases de la science ichtyologique moderne.
Le fondateur de la paléontologie des vertébrés
Personne n'avait encore étudié systématiquement les fossiles en les comparant aux animaux actuels comme allait le faire Cuvier. Mais, paradoxalement, lui dont le nom est indissolublement lié à l'essor de la paléontologie des vertébrés, est toujours resté convaincu de la fixité des espèces, alors que la science dont il est l'un des fondateurs a apporté des arguments décisifs en faveur de l'évolution.
Dès son arrivée à Paris, en 1795, Cuvier se plonge dans l'étude des nombreuses pièces osseuses de toutes provenances existant dans les resserres du Muséum. Au début, il se propose surtout d'effectuer des recherches d'anatomie comparée sur des espèces d'animaux connues. Le hasard va l'amener à s'intéresser aux étranges découvertes faites dans les carrières de gypse – appelé aussi « pierre à plâtre » – qui sont alors exploitées dans les collines au nord de Paris, celle de Montmartre en particulier. Dans des couches qui, on le sait aujourd'hui, remontent à l'éocène supérieur (− 35 à − 40 millions d'années), la taille met au jour des vestiges d'animaux bien différents de la faune actuelle.
La curiosité de Cuvier est éveillée. Avec une patience de détective, en utilisant la loi de la subordination des caractères et celle des corrélations anatomiques, il va reconstituer les squelettes d'animaux disparus et ressusciter ainsi toute une faune éteinte. Il lui suffit parfois d'un fragment d'os, d'une dent pour identifier un animal. L'aspect des molaires, par exemple, lui permet de savoir s'il a affaire à un carnivore ou à un herbivore et, dans ce dernier cas, de s'assurer, « jusqu'à un certain point », de l'ordre auquel l'animal appartient. Dans le gypse de Montmartre, il retrouve deux mammifères : l'un, auquel il donne le nom de paléothérium, est un périssodactyle (c'est-à-dire ayant des doigts d'inégale longueur) qui ressemble un peu à un tapir ; l'autre, l'anoplothérium, qui a des pattes munies de trois doigts, appartient aux porcins. La mise au jour ultérieure de squelettes presque complets de ces animaux viendra confirmer l'exactitude de ses reconstitutions.
Les découvertes de vestiges de mammifères fossiles sont de plus en plus nombreuses et montrent que, à part quelques rares exceptions (chez les bœufs et les chevaux notamment), il s'agit toujours d'espèces disparues. Cette constatation amène Cuvier à échafauder sa théorie des révolutions du globe : « Qu'on se demande pourquoi l'on trouve tant de dépouilles d'animaux inconnus alors qu'on n'en trouve aucune dont on puisse dire qu'elle appartient aux espèces actuelles, et l'on verra combien il est probable qu'elles ont appartenu à des êtres détruits par quelque révolution du globe, à des êtres dont ceux qui existent aujourd'hui ont pris la place. » Les « révolutions du globe » en question auraient été des cataclysmes naturels, assèchement des mers ou déluges, et les animaux anéantis par elles auraient été remplacés par des espèces originaires d'autres régions. Cuvier illustre sa thèse d'un exemple précis : si la faune australienne actuelle était détruite par une catastrophe, des animaux venus d'ailleurs – en l'occurrence surtout d'Asie – occuperaient le continent vidé de toute vie, et les paléontologistes du futur trouveraient des vestiges de deux faunes n'ayant pas de liens entre elles. Il expose ses idées dans son ouvrage Recherches sur les ossements fossiles où l'on rétablit les caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont détruit les espèces. La première édition, parue en 1812, est précédée d'un Discours sur les révolutions à la surface du globe, qui deviendra célèbre après avoir été publié séparément en 1825.
Un farouche adversaire du transformisme
En reconnaissant aux seuls cataclysmes naturels la possibilité de modifier la faune et de créer des fossiles, Cuvier s'oppose avec vigueur aux idées des partisans d'une transformation des espèces au cours des âges, tels Lamarck ou Geoffroy Saint-Hilaire. Traduit en plusieurs langues, son Discours sur les révolutions à la surface du globe restera la bible des fixistes, ceux qui refusent de croire à l'évolution. À Lamarck, qui affirme que les races actuelles d'animaux proviennent de races anciennes modifiées par les transformations du milieu, il répond en invoquant les faits et eux seuls : « Si les espèces ont changé par degrés, on devrait trouver trace de ces modifications graduelles. » Et il ajoute : « Jusqu'à présent, cela n'est pas arrivé. » Il faut dire, à sa décharge, que les adeptes du transformisme, pour étayer leur position, s'appuyaient souvent sur des arguments contestables. Tel ce philosophe du xviiie siècle, pour lequel l'homme descendait du poisson : la preuve en est, disait-il, que l'on rencontre dans les océans des poissons qui ne sont encore qu'à moitié devenus des hommes…