Thomas Mann
Écrivain allemand (Lübeck 1875-Zurich 1955).
Les Buddenbrooks : le déclin d'une dynastie bourgeoise
Thomas Mann a souvent affirmé combien il était allemand et combien son œuvre devait être appréciée comme l'aboutissement d'une tradition proprement allemande ; à sa mort, il était aussi, de tous les écrivains de son pays, le plus connu dans le monde et le plus traduit. Durant un demi-siècle marqué par deux guerres mondiales et, en Allemagne, par douze années de dictature, Thomas Mann, pour qui, à l'origine, l'écrivain était un homme « étranger à la politique », fut amené à prendre position publiquement dans les affaires de son pays. Par là encore, son destin est représentatif de beaucoup d'autres écrivains de ce temps.
Sa carrière littéraire commença en 1901 par la publication, à vingt-six ans, d'un roman qui est une pièce maîtresse de son œuvre : les Buddenbrook (Buddenbrooks). Jusque-là il avait donné des nouvelles à des revues de Munich, où il s'était établi en 1894. Avec les Buddenbrook, il se montrait avec ses origines et ses prédilections, il expliquait indirectement pour quoi et pour qui il écrivait. Cette « histoire du déclin d'une famille » est celle des Mann. Ceux-ci étaient, comme ces Buddenbrook, négociants à Lübeck depuis trois générations quand, à la mort du père de l'écrivain (1891), la firme dut être liquidée. Il y avait pourtant dans la génération de Thomas, outre lui, son frère aîné Heinrich, ses sœurs et le cadet, Victor. Mais il ne se trouva ni fils ni gendre pour continuer ; Heinrich avait donné le signal de la « désertion » en se lançant dans le journalisme et les lettres, où il fit une carrière féconde de romancier et de publiciste. Son cadet le suivit, et leur mère, abandonnant Lübeck et ses souvenirs, vint s'établir à Munich, où Thomas Mann vécut aussi longtemps qu'il demeura en Allemagne. Les Buddenbrook retracent le chemin qui a mené des débuts de la firme, vers 1830, à un point qui, dans le roman, n'est pas encore celui de la liquidation, que l'on sent pourtant inéluctable. L'héritier du nom est un jeune homme rêveur et fragile, que l'audition de Lohengrin ravit et décourage en même temps ; il est trop clair que jamais il ne s'intéressera au commerce maritime. Il y a loin du fondateur de la dynastie, qui avait su se tailler une place à la bourse des grains de Lübeck, à ce jeune homme sensible, sans doute à la limite de l'hémophilie, comme l'était déjà son père, et que seules la rêverie et la musique attirent vraiment. La thèse du roman est là-dedans : plus les hommes s'affinent, moins ils sont aptes à se maintenir dans la lutte pour la vie ; l'énergie vitale dépérit quand la culture intellectuelle grandit ; la vie et l'esprit ont des exigences inconciliables. C'est la philosophie de Schopenhauer, orchestrée par Nietzsche et Richard Wagner. Ceux-ci ont été les inspirateurs de Thomas Mann, qui est venu à la littérature sans se rattacher à aucun groupe allemand, sensible plutôt à la lecture de romans scandinaves, russes et, à l'occasion, français, tels ceux des frères Goncourt et plus tard, de Flaubert.
C'est donc dans l'atmosphère « fin de siècle », alors que la crainte et les délices de la décadence tiennent la première place dans les lettres européennes, que Thomas Mann entre en scène. Le jeune Barrès donnait alors, dans la tradition française, les études du « culte du moi » ; Thomas Mann choisissait une ample forme narrative étendue sur quatre générations d'une famille. Ce n'est plus le « roman d'éducation » à la manière de Goethe et des romantiques, mais l'histoire d'une dynastie bourgeoise.
L'artiste et le bourgeois
Thomas Mann a souvent dit qu'il se sentait bourgeois ; il n'en rougissait pas et, jusqu'à sa fin, il aura représenté l'humanisme occidental dans sa forme bourgeoise. Il s'est expliqué là-dessus dans Goethe considéré comme représentant de la période bourgeoise (Goethe als Vertreter des bürgerlichen Zeitalters, 1932). Mais, dans le roman de ses débuts aussi bien que dans ses meilleures nouvelles, Tonio Kröger ou bien Tristan (1903), il a opposé l'artiste et le bourgeois, les bourgeois sont non seulement ceux qui appartiennent à un certain groupe social, mais aussi tous ceux qui ne sont pas artistes, qui acceptent de vivre sans se regarder vivre, qui admettent les compromis sociaux et les enthousiasmes illusoires. L'artiste tel que le peint Thomas Mann est un être en dehors des normes, chez qui l'hypertrophie de la conscience rend possible le détachement créateur, mais engendre aussi la nostalgie devant la vie sans problèmes de ceux qui ont la volonté de vivre et de vivre heureux. Comme Richard Wagner et plus que lui, Thomas Mann avait construit sa philosophie de la vie et de l'art sur la distinction, reprise de Schopenhauer, entre la volonté et la représentation.
C'était aussi un homme d'Allemagne du Nord : les Buddenbrook ont pour cadre Lübeck, lieu de naissance de l'auteur ; Tonio Kröger se situe dans la même ville, au bord de la Baltique, tout près de la Scandinavie. La méditation au bord de la mer prend ici, chez les derniers Buddenbrook, la couleur de la mélancolie et quelquefois de la mort.
Pourtant, c'est en Italie que le romancier a situé ceux de ses ouvrages où la mort est la plus proche, où le destin de l'artiste s'accomplit sans rémission. Son frère Heinrich a peint une Italie d'artistes et d'aristocrates dilettantes adonnés au plaisir et au raffinement ; lui n'y a vu qu'une vive lumière qui avive les contrastes et les déchirements. C'est en Italie que se passe Mario et le magicien (Mario und der Zauberer, 1930), qui est une parodie légère, du moins en apparence. Thomas Mann, écrivain ironique, substantiellement et pour une large partie de son œuvre, avait une prédilection pour les magiciens, parfois aussi pour les charlatans, et il a traité par deux fois, au début et à la fin de sa carrière, l'histoire d'un prince de l'illusion sous le titre de Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull (Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull, 1922, puis repris en 1954). La réussite du menteur est la meilleure illustration de la vanité de ce qui passe, mais, en même temps, rien n'est plus précieux, plus charmant que ce qui passe et qui ne se retrouve jamais.
Aussi n'est-ce pas l'Italie lumineuse que Thomas Mann avait choisie, mais Venise tout entière tournée vers le passé, ville de nostalgie fatale où un artiste trouvera le vrai décor de sa mort, celui qui convient au geste unique, à l'instant qui, certainement, ne reviendra pas. La Mort à Venise (Der Tod in Venedig, 1913) a été choisie par l'écrivain Gustav Aschenbach quand il a pris conscience qu'il n'avait plus rien à dire, qu'il n'avait plus l'énergie nécessaire à la conscience exigeante de l'artiste. C'est l'achèvement, à la fois gris et somptueux, de ce qui avait commencé dans Tonio Kröger. Dans le film qu'il a tourné sur le même sujet, Visconti a su mettre à la fois ce qui est dans le texte de Thomas Mann et des allusions au Docteur Faustus, son dernier grand roman, histoire d'un musicien qui tente l'impossible, mais qui a aussi plus d'un trait de Friedrich Nietzsche. C'est qu'aucun roman de Thomas Mann n'échappe au cercle des leitmotive hérités de Nietzsche et de Wagner.
L'action et la vie de l'esprit comme conceptions opposées de l'existence
Certainement pas la Montagne magique (Der Zauberberg, 1924), qui valut à son auteur une audience européenne, le prix Nobel de littérature en 1929. Ce sanatorium de Davos où un jeune Allemand du Nord, Hans Castorp, est envoyé pour y chercher la santé recèle un charme plus subtil et plus sûrement mortel que la montagne de Vénus, vers laquelle Tannhaüser ne peut s'empêcher de diriger ses pas ; la beauté, au sanatorium, est seulement celle de la mort, et le malade se prend pour le mal dont il souffre d'un attachement plus doux que tous ceux de la vie. Hans Castorp ne meurt pas sur scène, comme Aschenbach à Venise ; à la fin intervient un deus ex machina, mais c'est encore la mort sous un voile transparent, puisque c'est le début de la Première Guerre mondiale. Le sujet était nouveau, et l'étude qu'y a faite Thomas Mann des rapports entre un malade et son médecin, la description lente et nuancée de la sympathie qui lie le phtisique à son sanatorium forment des passages classiques d'un ouvrage par ailleurs riche en discussions philosophiques et politiques. Deux autres malades, Naphta et Settembrini, y échangent leurs idées sur la liberté, le progrès, l'irrationnel dans la politique.
Quant au jeune Hans Castrop, il quitte la montagne parce qu'il est mobilisé. Si Thomas Mann avait poursuivi son histoire après 1918, le texte aurait certainement été très changé, car, pour l'auteur lui-même, la Première Guerre mondiale a changé bien des opinions et des attitudes.
C'est en 1915 que Thomas Mann, pour la première fois, publia un écrit de caractère politique : Frédéric II et la grande coalition (Friedrich und die grosse Koalition), où une longue méditation sur le grand roi de Prusse justifiait l'entreprise de Guillaume II. Les Considérations d'un étranger à la politique (Betrachtungen eines Unpolitischen, rédigées durant la guerre et publiées en 1918) sont une vaste étude de philosophie politique, centrée autour d'une opposition entre la « culture » allemande et la « civilisation » des démocraties occidentales. C'est un ouvrage très polémique, dans lequel l'auteur a inséré un portrait agressif de son frère Heinrich sous les traits d'un journaliste de l'école démocratique occidentale ; ce livre montre Thomas Mann apôtre de la cause allemande, porte-parole du conservatisme et défenseur d'une philosophie de « la vie » : « La vérité est-elle un argument quand il y va de la vie ? ».
L'engagement politique démocratique et l'exil
Quatre ans après la défaite de 1918, Thomas Mann adhérait solennellement à la république de Weimar ; il engageait les Allemands à rejoindre l'Occident, par une démocratie parlementaire et la confiance dans l'avenir de leur république ; c'est le sens de l'opuscule De la République allemande (Von deutscher Republik), qui est de 1922. Cet engagement politique, imprévisible à la vérité avant 1914 et assez contraire à l'idée que Thomas Mann se faisait de l'artiste, allait durer jusqu'à sa mort : d'abord par l'urgence des grandes questions qui traversaient la vie précaire de la république de Weimar, pour laquelle le romancier multiplia les appels durant les années de crise qui précédèrent l'avènement de Hitler.
En 1933, Thomas Mann quittait l'Allemagne, séjournait d'abord en France, puis près de Zurich, avant de s'installer en 1938 aux États-Unis, en Californie. Durant les années de guerre, il devait lancer par radio des appels aux Allemands qui, avec le texte d'une conférence de 1945, l'Allemagne et les Allemands (Deutschland und der Deutschen), constituent le dernier état de sa philosophie politique, de sa conception de l'Allemagne, de sa mission parmi les nations. Les textes de ces émissions ont été réunis en 1945 sous le titre d'Auditeurs allemands (Deutsche Hörer !).
Pendant l'exil, qui ne devait s'achever qu'avec sa mort, le romancier a continué à produire. Très attaché à son pays, qu'il avait quitté à grand-peine, il découvrit alors que la langue allemande constituait pour lui, écrivain, la part inaliénable de sa patrie, dont il continuait à vivre et qu'il enrichissait aussi en poursuivant son œuvre.
La défense des valeurs spirituelles et morales
Dans les années 1933-1943 sortirent quatre romans réunis sous le titre de Joseph et ses frères (Joseph und seine Brüder) : en 1933, les Histoires de Jacob (Die Geschichten Jaakobs) ; en 1934, le Jeune Joseph (Der junge Joseph) ; en 1936, Joseph en Égypte (Joseph in Agypten) ; enfin, en 1943, Joseph le nourricier (Joseph der Ernährer). C'est un retour aux sources bibliques de la civilisation d'Occident dans un temps où elle est menacée ; l'auteur y donne comme son interprétation des vérités humaines permanentes qui sont illustrées dans les épisodes du Livre des Hébreux. Le roman fait apparaître, au milieu de considérations étayées sur des connaissances historiques et psychologiques, des types d'hommes et de situations qui se sont retrouvés à travers les siècles. La clairvoyance victorieuse de Joseph et de Jacob y devient le signe de la supériorité de l'esprit sur la violence et le sang.
Sur un autre plan, c'est encore une profession de foi, en 1939, que Charlotte à Weimar (Lotte in Weimar) : Thomas Mann, comme il l'avait déjà fait en 1932, se rattache à Goethe, sage et humaniste, pour s'opposer mieux à l'hitlérisme. Prêtant volontiers alors à Goethe quelques-unes de ses propres pensées, l'auteur raconte, d'après une anecdote véridique, la visite faite en 1816 à Weimar par Charlotte Kestner, la même qui, quarante ans plus tôt, avait servi de modèle à la Charlotte de Werther. Occasion aussi de revenir sur la psychologie de l'artiste, souci constant chez Thomas Mann.
Le Docteur Faustus (Doktor Faustus), le dernier grand roman, écrit aux États-Unis, paru en 1947, est aussi l'histoire d'un artiste, un musicien, le compositeur Adrian Leverkühn ; c'est une œuvre proprement mythique, peut-être plus importante que toutes les autres, car l'auteur y a incorporé une somme immense de réflexions sur le destin de l'Allemagne et le sens de sa culture. Pour y mettre ensemble des évocations du Saint Empire, des allusions incessantes à l'empire de Guillaume II et des descriptions à peine transposées de la période hitlérienne, il fallait une technique romanesque élargie et subtile, faite de rappels et d'allusions, de dédoublements et de monologues intérieurs. L'histoire du compositeur Leverkühn y est contée par son ami Serenus Zeitblom, professeur humaniste, effrayé de tout ce à quoi il assiste, mais fidèle chroniqueur et intelligent interprète de son ami. Adrian Leverkühn lui-même, dont les doctrines musicales reprennent celle de Schönberg, le dodécaphoniste, est à la recherche de l'absolu. Il voudrait écrire l'œuvre musicale qui résumerait toutes les autres et toutes ses pensées, celle après laquelle il n'y aurait plus rien à mettre en musique. Gravissant les degrés de l'abstraction, il en arrive à une sorte d'algèbre tout à fait surnaturelle, il est au-delà du langage et même du langage musical, il est incapable d'exprimer quoi que ce soit et il sombre dans la folie.
Une analyse sans indulgence de l'Allemagne du xxe s.
La problématique, qui s'exprimait dans les œuvres de la jeunesse en particulier, a été poussée ici à ses dernières conséquences : l'artiste, qui devait prendre conscience et surtout exprimer, se trouve devant un mur infranchissable ; il ne peut plus rien exprimer. La singularité créatrice se détruit elle-même ou bien est rendue vaine par l'inhumanité de l'époque. Qu'on choisisse l'une ou l'autre interprétation, il est clair que le Docteur Faustus contient une analyse sans indulgence de l'Allemagne au xxe s., ce qui lui aliéna beaucoup de lecteurs. Il contient aussi une manière de retour sur soi de la part de l'auteur. En effet, derrière Leverkühn il y a certainement, sinon uniquement, Friedrich Nietzsche, mais ce n'est plus ici l'inspiré génial qui est évoqué, mais le voyageur vertigineux, égaré sur les sommets dont l'éclat l'avait fasciné ; c'est le danger des doctrines de Nietzsche qui est ici mis en relief, car elles conduisent à un échec qui est aussi un suicide. Thomas Mann, dans une étude de 1948, la Philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience (Nietzsches Philosophie im Lichte unserer Erfahrung), compare Nietzsche à un grimpeur intrépide, mais qui présume de ses forces : il monte sans regarder jamais derrière lui et se trouve ainsi accroché à une falaise d'où il ne peut plus monter vers le haut, alors qu'il a coupé tout chemin de retour dans la vallée. Qu'il s'agisse de rêves philosophiques ou hégémoniques, c'est bien aux Allemands de son temps que songeait le romancier.
Revenu en Europe en 1952, Thomas Mann refusa de vivre en Allemagne et s'établit près de Zurich. La raison, souvent méconnue, de cette décision était la fidélité à la nation allemande : le romancier refusait de choisir entre les deux Allemagnes ; il ne voulait se couper ni de l'Est ni de l'Ouest. On le vit bien quand, en 1955, il prit part à la célébration du cent cinquantième anniversaire de la mort de Schiller, fêté parallèlement à Stuttgart pour l'Ouest, à Weimar pour l'Est. Invité à l'un et l'autre endroit, Thomas Mann se rendit aux deux et prononça deux fois le même discours, imprimé ensuite sous le titre d'Essai sur Schiller (Versuch über Schiller).
La commémoration de Schiller avait eu lieu en avril 1955 ; quatre mois plus tard, Thomas Mann, âgé de quatre-vingts ans, mourait. Sa tombe est au cimetière de Kilchberg, près de Zurich, comme il l'avait voulu, pour affirmer paradoxalement son attachement à son pays. Cela rappelle aussi la signification européenne de sa carrière et surtout de son œuvre, réaliste et critique à la fois.