Gustave Moreau
Peintre français (Paris 1826-Paris 1898).
Longtemps confondu dans la cohorte des peintres d’inspiration parnassienne et symboliste de la seconde moitié du xixe s., puis tiré de l’oubli comme « maître d’atelier » qui laissa se développer librement les jeunes Matisse et Rouault, Moreau a dû sa réhabilitation véritable à l’obstination de quelques admirateurs indépendants. Il avait été exécuté d’un bon mot par Degas, qui l’accusait de « mettre des chaînes de montre aux dieux de l’Olympe », et l’on ne prit pas garde tout d’abord à l’admiration qu’avaient éprouvée pour lui des esprits aussi différents que Huysmans et Mallarmé.
Son père était architecte et le laissa suivre une vocation très précoce, qui le conduisit à s’enthousiasmer pour Delacroix et surtout Chassériau, à la disparition prématurée duquel il consacrera plusieurs versions d’une œuvre allégorique intitulée le Jeune Homme et la mort. Très classiquement, il débuta au Salon en 1852 et continua à y exposer régulièrement malgré des critiques souvent défavorables. Hormis un voyage en Italie, dont les dates exactes restent controversées et qui le conduisit notamment à Florence et à Rome, sa vie fut entièrement consacrée à son art et à son enseignement jusqu’en 1880, date où il exposa pour la dernière fois au Salon, avec un plein succès. En 1884, il perdit sa mère, à laquelle le liait une affection d’autant plus vive qu’elle était sourde et qu’il avait rédigé pour elle la plupart des notices qui accompagnent ses toiles et ses esquisses. Il s’enferma dès lors dans une claustration redoublée (à l’exception d’un voyage en Hollande et d’une exposition d’aquarelles en 1886). Quand il mourut en 1898 (il était professeur à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts depuis six ans), il légua son hôtel particulier de la rue La Rochefoucauld à l’État, à charge pour celui-ci d’en faire un musée qui conserverait les innombrables ébauches et documents qu’il y avait accumulés. C’est cette circonstance qui devait lui valoir de « ressusciter » : le musée ayant été ouvert en 1902, il se trouva parmi ses visiteurs le très jeune André Breton, qui n’oublia jamais l’impression causée par certaines des toiles qu’il y vit, et qui, en 1924, cita d’emblée Gustave Moreau parmi les peintres précurseurs du surréalisme.
S’il emprunte ses sujets, tout au long de sa vie, à l’Antiquité (Jeune Fille thrace portant la tête d’Orphée, 1866, Louvre ; Hercule et l’hydre de Lerne, 1876, coll. Feigen, Chicago) et à l’exotisme (la Péri, 1865), voire au fantastique « fin de siècle » (les Chimères, 1884) [les toiles mentionnées sans autre indication se trouvent au musée Gustave-Moreau], il les traite à sa manière, et c’est peu dire : il les voit, et ce sont ces visions qui rutilent sur ses toiles. Son intention de « faire un art épique qui ne soit pas un art d’école » coexiste avec un goût déclaré pour la « belle inertie » qui transfigure les personnages, plongés dans une lumière d’énigme : la pénombre et le crépuscule sont ses ambiances favorites, même lorsqu’ils rougeoient (Messaline, s. d.). La surcharge des pierreries, des filigranes et même des tatouages dans la Salomé de 1875 (Louvre) ne joue pas un rôle ornemental. Elle invite à lire un « deuxième sens » dans les attitudes et les architectures, cependant qu’une immobilité, qui touche à l’éternel, règne sur le Retour des Argonautes (1897), sur Jupiter et Sémélé (1896) et même sur ce vaste « massacre » laissé inachevé après quarante ans de travail : les Prétendants, terrorisés par Ulysse. Dans son art, qu’il définissait un « silence passionné », il transcrit certainement des obsessions et des hantises qui en font, à son époque, et même au-delà, l’un des plus grands maîtres de la suggestion érotique soulevée par la femme, séductrice maléfique mais irrésistible de fausse innocence.
À la fois héritier du romantisme et compétiteur d’Ingres (Œdipe et le Sphinx, 1864, Metropolitan Museum of Art, New York), Gustave Moreau ne fut célèbre longtemps que comme illustrateur des Fables de La Fontaine. On le tenait pour un rival malheureux d’Odilon Redon (qu’il a influencé) ou bien pour un « préraphaélite français », alors qu’il connut fort peu le groupe anglais, avec lequel il expose une seule fois, par hasard, en 1856. Peintre « littéraire », il fut même accusé de plagiat. Mais, étonnamment moderne à cet égard, il procède par addition très libre plutôt que par déformation, et un don exceptionnel de synthèse fait aboutir l’ensemble, même non terminé, à une irréalité vivante et fascinante, donc personnelle. Il est l’un des rares peintres de son époque à s’être créé une mythologie, et l’étude récente de certains de ses procédés techniques (figurines préparatoires en cire, coulées servant de premières ébauches et abusivement qualifiées de « tachistes », etc.) confirme la hardiesse de cette création sans en atténuer le caractère essentiellement poétique.