Gustave Courbet
Peintre français (Ornans 1819-La Tour-de-Peilz, Suisse, 1877).
1. Aux sources d'une vocation
1.1. Une enfance franc-comtoise
Jean Désiré Gustave Courbet a sa légende, dont il ne faut être qu'à moitié complice. Le réaliste, l'« apôtre du laid », le tombeur de la colonne Vendôme ne sont qu'un des profils d'une nature aussi riche que contradictoire. « Sans idéal ni religion », proclamait-il, mais, avant tout, peintre.
Au publiciste Francis Wey, il déclare : « Je peins comme un dieu », et cet orgueil, souvent moqué, manifeste dans son goût presque narcissique de l'autoportrait, est celui d'un homme à l'extraordinaire métier, dont les ambitions, même confuses, sont toujours sauvées par la réussite picturale.
La part, chez Courbet, de l'atavisme familial et géographique est évidente. Le père, mi-hobereau, mi-paysan, un « cudot », synonyme franc-comtois de « chimérique », le grand-père maternel, fidèle aux principes de 1789, la mère, prudente et avisée, expliquent beaucoup de la psychologie complexe du peintre. Quant à Ornans et à la vallée de la Loue, le peintre y trouvera une source continue d'inspiration.
1.2. Formation parisienne
Sa vocation s'affirme très tôt. Après des études quelconques au petit séminaire d'Ornans, puis à Besançon où il s'initie à la peinture et pratique la lithographie, il va à Paris, en 1840, pour faire son droit, en vérité pour peindre. Ses débuts sont obscurs ; on sait qu'il fréquente plusieurs ateliers en élève libre. Mais, s'il échappe au cursus académique, on ne doit assurément pas sous-estimer la formation et la culture du jeune Courbet.
Les œuvres des années 1840-1848, que l'on peut qualifier par leur sujet (Guitarrero, 1845) ou par leur manière (l'Homme à la pipe, 1846) de romantiques, surprennent par la qualité immédiate du métier, la complexité des influences : italiens, de Venise à Naples, espagnols, nordiques sont les modèles auxquels le peintre se réfère.
Dans Courbet au chien noir, (1842), l'autorité de la mise en page, l'élégance du contour enfermant l'animal et son maître, la simplicité de l'effet de clair-obscur, la clarté enfin du paysage sont d'un peintre savant qui rend autant d'hommages à Giovanni Bellini, Titien et même Bronzino. Avec un arsenal narratif réduit à l'extrême, les Amants dans la campagne sont d'un lyrisme sans fadeur, immédiatement populaire.
2. Les chefs-d'œuvre
2.1. Celui par qui le scandale arrive
Le peintre s'affirme au Salon de 1849. Parmi les sept toiles qu'il envoie, si l'Homme à la ceinture de cuir, « étude des Vénitiens » comme il est précisé, reste dans la lignée des autoportraits précédents, l'Après-Dîner à Ornans apporte quelque chose de nouveau. Cette réunion d'amis surprend par son format ; Courbet ose traiter en grand la scène de genre. Aussi bien, l'influence d'un voyage fait en Hollande en 1848 a-t-elle été décisive : « Rembrandt charme les intelligences et il étourdit les imbéciles […], Van Ostade, Van Craesbeeck me séduisent. » Le romancier et critique Champfleury ne s'y trompe pas et égale l'œuvre « aux grandes assemblées de bourgmestres de Van der Helst ». Le rapprochement est à moitié juste (Courbet était plus proche des peintres monochromes que du brillant de Barthelomeus Van der Helst), et le tableau trop sombre a mal vieilli, mais il sacrait un peintre original, depuis toujours étranger à l'idéalisme ingresque, désormais libéré du romantisme.
Avec l'Enterrement à Ornans (Salon de 1850-1851), objet de scandale et succès à la fois, la légende de Courbet est formée. Rassemblement de portraits (les habitants d'Ornans, du maire au fossoyeur, ont posé), l'Enterrement à Ornans sidère par sa vérité autant que par son format. Un épisode banal est traité avec le même soin et la même attention psychologique que le Sacre de Napoléon par Louis David. Les réactions sont violentes : « Est-il possible de peindre des gens si affreux », demandent des bourgeois dans un dessin de Honoré Daumier. « Accès farouche de misanthropie », « ignobles caricatures inspirant du dégoût et provoquant le rire », telles sont les appréciations de la critique.
Faire vrai ce n'est rien pour être réaliste,
C'est faire laid qu'il faut,
rime Théodore de Banville. Le contresens que l'œuvre de Courbet n'allait cesser de susciter est là. En fait, l'Enterrement à Ornans est une page d'humanité où Courbet, avec une attention scrupuleuse et la sympathie d'un « pays », montre comment un village réagit devant la mort. « Est-ce la faute du peintre, dit Champfleury, si les intérêts matériels, les égoïsmes sordides, la mesquinerie de province […] clouent leurs griffes sur la figure, éteignent ces yeux, plissent les fronts ? » Mais Courbet n'a oublié ni l'émotion ni l'affliction vraie, et sa comédie humaine est aussi complexe que celle de Honoré de Balzac. La leçon satirique, le jugement moral sont seconds ; le réel, en fait, est magnifié, devient vérité générale grâce à la largeur du traitement, à la science du groupement désordonné des assistants, au lyrisme de la couleur : Diego Vélasquez et Frans Hals peuvent être évoqués.
2.2. Chef de file des réalistes ?
Désormais, Courbet est sacré par la critique comme le chef des réalistes aux côtés de Champfleury. Les provocations du personnage, les propos tenus à la brasserie Andler, lieu de réunion du cénacle, expliquent la célébrité tapageuse qui va être celle de l'école.
Mais il faut n'accepter qu'avec prudence les appellations. Lorsque Courbet, à l'Exposition internationale de 1855, décidera hardiment d'organiser une présentation séparée de ses œuvres, il s'expliquera dans la préface de son catalogue : « Le titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. […] Être à même de traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation, […] en un mot faire de l'art vivant, tel est mon but. »
Aussi bien Courbet voit-il avant de penser. Les Casseurs de pierres, Salon de 1850-1851, détruit à Dresde durant la dernière guerre), peinture socialiste selon Pierre Joseph Proudhon, sont nés d'abord d'une rencontre, d'une vision de misère sur une route : « C'est sans le vouloir, simplement en peignant ce que j'ai vu, que j'ai soulevé ce qu'ils appellent la question sociale. »
Un « œil », avait dit Jean Auguste Dominique Ingres de Courbet, et il semble bien que le goût de peindre soit premier. Les Demoiselles de village Salon de 1852 sont bien un sujet social, l'aumône des sœurs du peintre à une gardeuse de vaches, mais l'essentiel pour l'artiste était un problème pictural, celui d'intégrer des personnages dans un site. De même, le tableau des Baigneuses, cravaché dit-on par Napoléon III au Salon de 1853, est-il presque détaché du sujet. Quoi de plus académique qu'un nu dans un paysage ? « La vulgarité des formes ne serait rien, c'est la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui sont abominables », note Eugène Delacroix dans son Journal, rejoignant Ingres et annonçant Charles Baudelaire dans une paradoxale mais compréhensible alliance contre une peinture aussi désintéressée et « antisurnaturaliste ». Les Baigneuses furent achetées par Alfred Bruyas, collectionneur sensible et distingué, que tout aurait dû séparer de Courbet, si ce n'est l'amour de la peinture ; la Rencontre (Montpellier), admirable tableau de plein air, moqué pour le narcissisme du sujet, est un hommage mérité à un véritable amateur.
3. Courbet le « révolutionnaire »
3.1. Une œuvre sociale ?
En même temps, sous l'influence de Proudhon, comme poussé par sa propre réputation, Courbet se convainc qu'il est un peintre socialiste et participe à la rédaction du Principe de l'art et de sa destination sociale (1865), qui propose une nouvelle lecture de son œuvre : ainsi la nudité déformée des Baigneuses devient un avertissement des dangers de la vie paresseuse et débilitante de la bourgeoisie ; les Demoiselles des bords de la Seine (Salon de 1857) sont une image de l'univers triste du luxe.
L'Atelier du peintre, « allégorie réelle, intérieur de mon atelier, déterminant sept années de ma vie artistique » (Exposition de 1855), est une ambitieuse synthèse de l'idéologie de Courbet. L'échec relatif vient de ce que la transcription symbolique reste confuse et que l'on est surtout sensible à des « morceaux », comme celui de la femme nue qui regarde Courbet peindre. Le Retour de la conférence (Salon de 1863), lourde sotie qui montre des curés en goguette après un bon dîner, est trop picaresque pour être réaliste : la volonté de satire empêche ici la réussite franche.
Paradoxalement, Courbet triomphe avec les tableaux sans « problèmes ». La Femme au perroquet appelle pour Jules Antoine Castagnary la comparaison avec Titien, tandis que les troublantes Dormeuses (1866) savent séduire l'ambassadeur de Turquie Khalil Bey, acheteur du Bain turc d'Ingres. Les grandes compositions comme le Combat des cerfs, la Remise des chevreuils (1861 et 1866), l'Hallali du cerf (1867) valent à Courbet ses francs succès populaires. Il y montre tout son savoir de la nature et des animaux, confirmé par des séjours dans les forêts germaniques, avec une verve et une facilité quelquefois un peu lâchées.
3.2. Les conséquences de la Commune
Le peintre à succès mérite alors la Légion d'honneur, que le socialiste olympien n'hésite pas à refuser. La guerre de 1870, les événements de la Commune vont bouleverser le cours de la vie de Courbet. Président de la commission nommée par les artistes pour veiller à la conservation des musées et richesses d'art, il joue le rôle d'un directeur des Beaux-Arts.
Il se signale avec la pétition du 14 septembre 1870 demandant le déboulonnage de la colonne Vendôme, « monument dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression les idées de guerre et de conquête que réprouve le sentiment d'une nation républicaine » ; il est présent lorsqu'on abat la colonne le 16 mai 1871. Après l'effondrement de la Commune, Courbet le « révolutionnaire » est arrêté et traduit en conseil de guerre. Condamné à six mois de prison, il purge sa peine à Sainte-Pélagie. Là, le peintre donne certains de ses tableaux les plus savoureux de texture, en particulier une série de natures mortes aux fruits, ou peint de mémoire marines et paysages avec un dépouillement et un amour qui émeuvent.
La suite de sa vie est marquée par le souci de ses dettes ; on le refuse au Salon de mai 1873 ; lorsque l'Assemblée adopte le projet de reconstruction de la colonne Vendôme et que Courbet est rendu solidaire des frais, il doit s'exiler en Suisse. La vente judiciaire de 1877 l'accable, et il meurt le 31 décembre. « Ne le plaignons pas […], il a traversé les grands courants […], il a entendu battre comme des coups de canon le cœur d'un peuple et il a fini en pleine nature, au milieu des arbres », dira en guise d'oraison funèbre cet autre réfractaire que fut Jules Vallès.