Auguste Comte
Philosophe français (Montpellier 1798-Paris 1857).
Introduction
Secrétaire de Saint-Simon de 1817 à 1819, il découvre la politique et la science sociale et écrit à partir de 1822 ses premières œuvres, où l'on trouve déjà les grands thèmes de sa philosophie. En 1826, après une crise mentale pendant laquelle il tente de se suicider, il élabore la première synthèse de sa pensée dans le Cours de philosophie positive, publié de 1830 à 1842. La seconde période, riche en productions théoriques, s'étend de 1849 à 1857 et débute par une grande crise sentimentale qui influe sur le développement de sa pensée dans la dernière partie de sa vie : l'amour pour une jeune femme malade rencontrée en 1844 et décédée en 1846, Clotilde de Vaux.
On appelle souvent positivisme l'ensemble de la pensée d'Auguste Comte, bien que sa forme ultime n'ait plus grand-chose à voir avec la méthode définie en 1817 et élaborée jusqu'en 1842. Il convient donc de distinguer la méthode positive du système positiviste tel qu'on le trouve par exemple dans le Catéchisme positiviste de 1852.
La classification des sciences ; la sociologie ; les trois états
Plutôt qu'une méthode particulière, le positivisme est l'application aux sciences sociales et politiques des méthodes utilisées jusque-là dans les sciences positives (mathématiques et sciences expérimentales). Le développement inégal des différentes branches du savoir universel ne doit pas cacher l'homogénéité qui existe en fait entre les sciences : partant de la division entre les corps bruts et les corps organisés, Comte propose une classification des sciences selon un ordre de complexité croissant : astronomie, physique, chimie, physiologie végétale et animale, physique sociale, qu'il appellera plus tard sociologie. Quant aux mathématiques, elles constituent la base de toutes les sciences. Cette classification est loin d'être originale, et l'apport de Comte ne consiste pas dans l'idée (classique depuis Aristote) de dresser un tableau hiérarchique des parties du savoir, mais dans celle d'accorder à la science politique et sociale la dignité des sciences d'observations ; c'est dans ce sens qu'on a pu dire que Comte est le fondateur de la sociologie. Il écrit : « J'entends par physique sociale la science qui a pour objet propre l'étude des phénomènes sociaux, considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, c'est-à-dire assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte est le but spécial de ses recherches. » (Opuscules de philosophie sociale, 1819-1826). Or, là encore, le développement de l'esprit est inégal dans les divers domaines du savoir, mais cette inégalité n'est pas arbitraire : ce sont les sciences les plus générales, comme l'astronomie ou la physique, qui ont atteint les premières le stade positif ; en fait, le développement de l'esprit humain est constant, et les étapes de son progrès inévitables. Toute science, toute connaissance passe nécessairement par trois états ou trois stades successifs : théologique, métaphysique et positif. « Ces trois états se succèdent nécessairement suivant un ordre fondé sur la nature de l'esprit humain. La transition de l'un à l'autre se fait d'après une marche dont les pas principaux sont analogues pour toutes les sciences, et dont aucun homme de génie ne saurait franchir aucun intermédiaire essentiel. Au stade théologique, l'esprit cherche l'explication des phénomènes qui l'entourent dans des forces supérieures, douées d'existence indépendante et personnelle : esprits, génies, dieux plus ou moins anthropomorphes. Au stade métaphysique, des entités abstraites sont substituées aux êtres personnels du stade précédent ; la recherche des causes devient la recherche de ce qui est en soi, ne dérive de rien, mais dont toutes choses dérivent : l'absolu, l'Être, Dieu. Lors de ces deux premiers stades, l'esprit humain est également orienté vers la recherche de l'origine, des causes premières et des causes finales ; toute connaissance est connaissance absolue de l'essence des phénomènes ; mais l'impossibilité de saisir le réel dans son objectivité condamne l'esprit théologique comme l'esprit métaphysique à l'incertain et à l'inutile. Seul l'esprit positif représente une véritable mutation de l'esprit, aussi bien dans l'objet de la recherche que dans la méthode. Au stade positif, l'esprit renonce à la connaissance de l'absolu et lui substitue celle du relatif, c'est-à-dire des relations et des lois qui régissent les phénomènes qui nous entourent […].
La philosophie universelle sera donc synthèse des connaissances relatives ; contre le dogmatisme de l'ancienne pensée qui ne pouvait subsister que par la destruction et la négation : l'esprit contre la matière, l'âme contre le corps, le vrai contre le faux, la pensée nouvelle est positive d'abord parce qu'elle vise l'harmonie, l'organisation, la construction […]. On emploie le mot positif comme le contraire de négatif. Sous cet aspect, il désigne l'une des plus éminentes propriétés de la vraie philosophie moderne, en la montrant destinée surtout, par sa nature, non à détruire mais à organiser. »
La synthèse positiviste
Comte ne fonde pas seulement une méthode universelle d'analyse et de connaissance, il pose également la possibilité d'une synthèse de toutes les branches du savoir dans une philosophie universelle : « La vraie philosophie se propose de systématiser autant que possible toute l'existence humaine individuelle et surtout collective, contemplée à la fois dans les trois ordres de phénomènes qui la caractérisent, pensées, sentiments et actes. » On le voit : le stade positif est un moment du progrès de la pensée vers le savoir, et aussi l'avènement d'un état de synthèse entre les différents niveaux relatifs de l'existence humaine. Cependant, la pensée de Comte n'est pas dialectique : la synthèse n'est pas un dépassement ou une solution de contradictions, une « négation de la négation ». Au contraire, c'est dans le même temps qu'elle opère sur le relatif que la pensée positive est synthétique. En fait, les deux significations du terme positif voisinent sans que soient repérables un passage ou une articulation : il y a glissement de sens. En effet, d'une part, le positif est le réel et le relatif, par opposition au chimérique et à l'absolu ; d'autre part, le positif est le synthétique par opposition au négatif. D'un sens à l'autre, c'est tout le mouvement de la pensée de Comte et son ambiguïté qui se révèlent : l'esprit positif ne pourrait pas à la fois bannir l'idée d'absolu et se donner pour tâche ultime l'instauration de la philosophie universelle ainsi définie. Il y a donc un glissement dans la pensée de Comte entre les deux grandes périodes créatrices.
Sociologie et religion de l'humanité
C'est le statut de la sociologie qui révèle le mieux cette ambiguïté du positivisme. Comme toute science, la physique sociale parviendra au stade positif, lorsqu'elle aura renoncé aux chimères métaphysiques et deviendra capable de connaître les lois objectives qui régissent la structure et le développement des sociétés. Mais, en même temps, elle prendra conscience de sa propre vocation sacrée, qui est de permettre une systématisation totale, l'avènement d'un ordre humain positif. L'idée fondamentale de l'objectivité des phénomènes sociaux, qui est à la base de toute recherche sociologique, rencontre chez Comte une intuition plus fondamentale encore, celle du progrès, de l'inévitable maturation de l'homme et de la société. En 1842, il écrit : « La destination de la société parvenue à sa maturité n'est point d'habiter à tout jamais la vieille et chétive masure qu'elle bâtit dans son enfance, comme le pensent les rois ; ni de vivre éternellement sans abri après l'avoir quittée, comme le pensent les peuples ; mais à l'aide de l'expérience qu'elle a acquise de se construire avec tous les matériaux qu'elle a amassés l'édifice le mieux approprié à ses besoins et à ses jouissances. » Ainsi, l'analyse positive des faits sociaux rencontre l'idéal messianique d'un avenir plus conforme aux aspirations humaines. En même temps qu'elle révèle la structure des phénomènes sociaux, leur dynamique et les lois qui président à leur développement, la sociologie représente l'esprit positif dans son achèvement. Alors que les autres sciences, même parvenues au stade positif, représentent le négatif de l'esprit qui s'affirme dans la science mais n'organise pas le réel, la sociologie, dans son projet, vise surtout la réorganisation du réel : la réforme scientifique et intellectuelle n'a de sens en sociologie que comme préparant la révolution sociale. L'exigence de positivité dépasse l'exigence méthodologique définie plus haut ; en fait, elle se fonde sur le souci, fondamental chez Comte, d'assigner à la « vraie philosophie » un objet et un but qui soient le réel dans sa totale positivité. Or, le réel ainsi défini, c'est l'humanité : « En cherchant seulement à compléter la notion de l'ordre réel, on y établit spontanément la seule unité qu'il comporte. D'après la subordination objective qui caractérise la hiérarchie générale des phénomènes, l'ordre universel devient essentiellement réductible à l'ordre humain, dernier terme de toutes les influences appréciables. » Et encore : « L'unité humaine s'établit irrévocablement sur des bases entièrement puisées dans une saine appréciation de notre condition et de notre nature. » Ainsi la notion d'humanité, définie comme l'ensemble et l'unité non seulement de tous les hommes et de tous les événements humains mais aussi de tous les phénomènes du réel, n'est pas pour Comte un concept abstrait, mais représente une réalité positive qui s'impose « spontanément » à l'esprit comme unité et comme synthèse universelle.
Ainsi les œuvres de la fin de la vie de Comte doivent toutes leur inspiration à ce thème apparemment nouveau : la religion de l'humanité. On a souvent souligné les différences qui existent entre les œuvres du début et celles de la fin, l'attribuant soit à l'importance que prirent pour Comte les thèmes religieux après son amour pour Clotilde de Vaux, soit, plus simplement, à une systématisation d'idées bizarres et délirantes. En effet, la religion de l'humanité, telle que Comte en décrit les dogmes et les rites dans le Système de politique positive et surtout dans le Catéchisme positiviste, est difficilement acceptable, du moins à la lettre : cependant, et par rapport à l'ensemble de l'œuvre de Comte, ce thème a sa place. L'exigence positive n'est pas une exigence de méthode, elle n'a de sens que dans la mesure où elle prépare la réforme du réel, et du seul réel positif : l'humanité. C'est sans doute dans cette assimilation, cette identification entre le réel et l'universel, le positif et le religieux, que réside toute l'ambiguïté, mais aussi tout le sens de la pensée de Comte : la réforme du réel ne peut s'achever que dans la religion de l'humanité, parce que c'est là que s'affirme de la façon la plus forte la primauté du spirituel.
Le thème religieux est en fait constant, car, finalement, seul l'esprit représente le vrai positif.
L'approche scientifique et objective du réel est suspendue à l'ordre subjectif et affectif ; c'est ce qui ressort de l'œuvre de Comte après 1849 ; à la morale, septième science, science finale et sacrée, reviendra le privilège de fonder le nouvel ordre spirituel, d'assurer l'intégration de l'individu dans le réel positif et de promouvoir le culte de l'humanité.