Antoine Augustin Cournot
Savant et philosophe français (Gray 1801-Paris 1877).
Mathématicien de formation, Antoine Cournot fut aussi un auteur fécond de la pensée philosophique à laquelle il appliqua les résultats de ses recherches sur le calcul des probabilités. Ainsi, sa philosophie est un probabilisme fondé sur une théorie du hasard qui a profondément renouvelé la réflexion sur cette question.
Un esprit polyvalent
Issu du milieu de la bourgeoisie commerçante, Cournot a une vocation surtout scientifique. Entré à l’École normale supérieure en 1821, il soutient en 1829 une thèse portant « sur le mouvement d’un corps rigide, soutenu par un plan fixe ». Nommé professeur de mathématiques à l’université de Lyon (1833), il est ensuite recteur de l’académie de Grenoble (1836-1848) puis de celle de Dijon (1854-1862). Après avoir publié un Traité élémentaire de la théorie des fonctions et du calcul infinitésimal (1841), il s’attache à développer le calcul des probabilités (Exposition de la théorie des chances et des probabilités, 1843). Déçu par l’accueil qu’il reçoit, il se tourne vers la recherche philosophique, que jalonnent d’importants ouvrages : Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851) ; Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire (1861) ; Considérations sur la marche des idées et des événements dans les Temps modernes (1872) ; Matérialisme, vitalisme, rationalisme. Études sur l’emploi des données de la science en philosophie (1875).
Également économiste, Cournot sera considéré par Léon Walras comme le « père de l’économie mathématique ». Dans son livre Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses (1838), il définit en effet les mécanismes du marché – l’offre et la demande – comme des relations entre des fonctions mathématiques. Par ailleurs, ses théories sur la demande qui est fonction du prix, du prix de monopole et du prix d’oligopole sont devenues classiques.
Une vision nouvelle de l’idée de hasard
Une théorie probabiliste
Cournot est surtout connu pour sa théorie philosophique du hasard et pour son interprétation à la fois probabiliste et spiritualiste de l’histoire. Il est classique de dire que le hasard n’est que l’expression de notre ignorance. Ainsi, les causes qui amènent une carte à être distribuée à un joueur précis sont rigoureusement déterminées, mais celui-ci ne peut les connaître, encore moins les prévoir, et les affuble du nom de « chance ».
Cournot dépasse ce point de vue et définit le fait de hasard comme la rencontre de deux (ou de plusieurs) séries causales indépendantes, tout comme « un homme tient, par ses père et mère, à deux séries d’ascendants ». Si quelqu’un décide, par exemple, de prendre le train pour se rendre à la campagne (première série causale) et que ce train déraille à la suite d’un incident quelconque (deuxième série), on dira que le voyageur a péri « par hasard », car les causes qui ont amené l’accident ne tenaient en rien à sa présence. Cette définition permet de réconcilier le déterminisme le plus rigoureux et l’imprévisibilité, de fait, de l’événement fortuit. Elle postule seulement qu’il existe dans l’Univers des systèmes indépendants de phénomènes qui peuvent interférer à certains moments. Cournot pense (après Diderot) qu’il est ridicule de prétendre que, « en frappant la terre du pied, on ébranle le système des satellites de Jupiter ».
Une expression de la volonté divine
Ces ruptures, dues aux interférences de systèmes relativement indépendants, permettent d’affirmer que le monde obéit à un ordre, non pas logique (c’est-à-dire tel que tous les événements puissent s’insérer dans les mailles d’un ensemble de théorèmes), mais rationnel (compatible avec les principes fondamentaux de la raison). Pascal avait bien vu que l’histoire obéissait à cette raison au-delà de la logique, lorsqu’il remarquait que, si le nez de Cléopâtre avait été plus court, « toute la face de la terre aurait changé » (Pensées, 162). Mais l’historien philosophe discerne, à côté de ces petites causes facilement sensationnelles par le retentissement que peut avoir le plus petit événement, un ordre de causes plus profondes, plus régulières, et qui ne relèvent pourtant jamais d’un déterminisme massif et mécanique.
La réponse ultime de Cournot – qui répugnait au terme de « mysticisme », trop équivoque – est le transrationalisme. Les hasards relèvent d’un ordre au-delà des ordres particuliers, celui par lequel Dieu, en mêlant les séries causales, tisse les événements particuliers où sa volonté s’exprime sans contrevenir aux lois générales qu’il a lui-même établies.