Émile Durkheim
Sociologue français (Épinal 1858-Paris 1917).
Héritier du positivisme, Émile Durkheim en adopta les méthodes et les buts. Il voulut faire de la sociologie une science objective, conforme au modèle des sciences expérimentales, et s’attacha à étudier les structures qui assurent l'intégration des individus autant que la cohésion des sociétés.
Le consensus et la solidarité
Venu d’une famille de rabbins, Émile Durkheim s’installe à Paris pour y préparer l’École normale supérieure et en sort agrégé de philosophie en 1882. Après cinq années d’enseignement en lycée, il est nommé professeur de pédagogie et de science sociale à l’université de Bordeaux, puis, en 1902, il devient titulaire de la chaire de pédagogie à la Sorbonne. Son ouvrage l’Évolution pédagogique en France ne sera publié qu’en 1938.
« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure », dit Durkheim, qui ajoute qu'il faut « considérer les faits sociologiques comme des choses », c’est-à-dire qu'il faut les étudier de l’extérieur, comme des faits physiques. Par conséquent, il faut aussi se débarrasser des préjugés et « prénotions » qui font obstacle à la connaissance scientifique. À l’instar du médecin, le sociologue doit commencer par poser une définition claire du normal et du pathologique applicable à chaque société qu'il veut étudier. Telle est la signification ultime des Règles de la méthode sociologique (1894).
Au centre de la sociologie se trouve, pour Durkheim, le concept de « conscience collective », qui se définit par l’« ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une société ». Il n’y a pas de société sans un corps de règles et d'interdits, qui en constituent l'essence même afin d’y être la source d’un consensus. C'est cette prépondérance morale de la société sur l'individu qui présente un caractère éminemment sain. Et c’est le propre d'une société saine que de favoriser le développement de la solidarité entre ses membres. Cependant, comme l’expose l’ouvrage De la division du travail social (1893), le type normal de solidarité varie selon le degré de modernité de la société considérée, selon le degré de différenciation sociale qui y règne.
Durkheim distingue d’abord la solidarité mécanique, qui caractérise les sociétés dites « archaïques » : les membres de la collectivité se ressemblent, éprouvent les mêmes sentiments parce qu’ils adhèrent aux mêmes valeurs – l’individu, au sens moderne du terme, n’existe pas. Dans la solidarité organique, qui caractérise les sociétés dites « modernes », le consensus se réalise par différenciation des individus, qui remplissent chacun leur fonction propre et sont néanmoins indispensables à la vie de la collectivité – c’est la société où règne la « division du travail » (« La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés »).
L'anomie et ses remèdes
À partir du normal, Durkheim peut étudier le pathologique, comme il le fait tant dans De la division du travail social que, plus systématiquement encore, dans sa troisième œuvre majeure, le Suicide (1897). Les sociétés évoluent : le changement social est alors facteur de crises et de troubles divers. Si les sociétés sont « malades », il n’existe pourtant pas, selon Durkheim, de contradiction inhérente au corps social telle que rien ne puisse le guérir. Parler de « maladie », c'est parler d'un état passager que le sociologue a justement pour tâche de rendre plus passager encore.
Cette maladie, Durkheim la nomme anomie, qu'il définit comme une absence de règles communément admises. L’affaiblissement des liens qui rattachent l’individu à la société constitue le fait majeur de sociétés à l'épreuve de l'industrialisation : le développement de l'économie lui paraît en effet trop rapide pour que la société puisse élaborer des règles qui en suivent l'incessant bouleversement. Comme tout médecin en possession d’un diagnostic, Durkheim se doit de préconiser des remèdes. Là encore, sa pensée offre l'image d'une parfaite rigueur et d'une parfaite cohérence, comme en témoignent aussi bien ses ouvrages que ses cours (Éducation et sociologie, 1917 ; Leçons de sociologie, 1923).
Face à l'immense masse d'hommes que représente une nation moderne, l'individu ne peut que se sentir solitaire, sans aucune commune mesure avec une foule anonyme. Reconstituer une société ne peut donc se faire, selon Durkheim, qu'au niveau où les mots gardent un sens, c'est-à-dire au niveau de groupes humains suffisamment petits pour que les hommes puissent y entretenir des relations de sociabilité réelle et pour que le groupe qu'ils constituent ait une réalité morale pour chacun d'eux. Ces petites sociétés constitueront alors les chaînons reliant l'individu à la grande société.
Durkheim et Weber
Émile Durkheim et Max Weber furent frappés, comme bien d’autres à la fin du xixe s., par l’opposition entre la science et la religion. Le triomphe de la première paraissait condamner la seconde. Alors que tous les deux pensaient qu’une société ne pouvait maintenir sa cohérence que par des croyances communes, ils constatèrent que le développement des connaissances scientifiques mettait en question l’adhésion aux valeurs d’ordre transcendant léguées par la tradition. En tant que sociologues, ils considéraient les religions traditionnelles comme en voie d’épuisement. D’où leur conviction commune que les sociétés « modernes » étaient en train de traverser une phase de mutation – qui fut, toutefois, interprétée différemment par chacun d’eux.