Bronisław Malinowski
Anthropologue britannique d'origine polonaise (Cracovie 1884-New Haven, Connecticut, 1942).
Un ethnographe, maître à penser
Professeur tour à tour envoûtant et ennuyeux, mais écrivain et conférencier toujours brillant, Malinowski excelle à traduire l'originalité d'une culture et à la rendre intelligible au travers de récits concrets et imagés. D'un caractère dogmatique, mais à l'esprit facétieux, on le voit successivement, remarquent ses élèves, enfoncer des portes ouvertes, accabler de mépris l'ethnologie d'antiquaire, sourire aux reconstructions du passé, faire un pied de nez à la technologie. Sa sensibilité généreuse, mais agressive dans ses susceptibilités, son expérience de Polonais sous domination hongroise, puis d'apatride formé à des disciplines diverses et sous l'influence de maîtres variés, ses pérégrinations dans la plupart des continents rendent partiellement compte de sa réaction contre l'ethnocentrisme de l'époque, autant que du regard neuf qu'il porte aux sociétés dites traditionnelles.
Plus que son doctorat de mathématiques et de physique obtenu à Cracovie importent sa lecture de J. G. Frazer en 1908, les leçons d'économie de K. Bücher et celles de psychologie des peuples de W. Wundt, suivies à Leipzig avant qu'il émigre en Grande-Bretagne en 1910 et se distingue à la London School of Economics, où sont couronnées par le titre de docteur ès sciences ses recherches entreprises sous la direction du professeur C. G. Seligman, sur les aborigènes australiens (1913) et sur les Papous Mailus de l'île Toulon (1915).
Si sa célébrité éclate surtout lors de la publication des Argonautes du Pacifique occidental en 1922, le moment décisif de sa carrière se situe lors de la Première Guerre mondiale, quand il effectue en Océanie des recherches de cinq mois à l'île Toulon, d'un an en Australie, puis, entre 1915 et 1918, deux séjours d'une année chaque fois dans l'archipel des Trobriand, où il enquête en langue pidgin et en mélanésien. D'autres expéditions plus brèves chez les Indiens Pueblos en 1926, en Afrique du Sud et de l'Est en 1934, chez les Zapotèques du Mexique en 1940-1941 ne constituent que des intermèdes dans la carrière universitaire du premier titulaire de la chaire d'anthropologie créée à l'université de Londres, en 1927. Ses dernières années, de 1938 à 1942, Malinowski les passe à l'université Yale aux États-Unis.
Quelques implications de la matrilinéarité
S'opposant aux préjugés de son époque sur la promiscuité dans la horde, Malinowski établit dès ses premières œuvres l'existence chez les aborigènes australiens de ce qu'il appelle la « famille individuelle ». Son observation de sociétés matrilinéaires lui permet aussi de clarifier, par la distinction d'aspects biologiques et sociologiques, les notions de parenté et de consanguinité utilisées par L. H. Morgan. L'idée même de filiation peut comporter des modes de relation différents selon qu'on l'analyse au niveau de l'unité résidentielle ou qu'on la réfère au clan et à la phratrie. Et, dans les rapports intrafamiliaux, les relations psychologiques d'affectivité peuvent avoir une fonction plus importante que celle qu'on leur attribue en portant surtout attention aux nomenclatures formelles de parenté et aux règles successorales.
Quelle que soit l'ignorance du rôle biologique du père dans la procréation, puisque la conception est attribuée à l'intervention de l'esprit d'un ancêtre de la mère, le coït est cependant tenu par les Trobriandais pour la condition sine qua non de la grossesse. Les croyances relatives à la procréation, la fréquence des évocations de la sexualité, autant que la liberté sexuelle des adolescents trobriandais, ne vont pas sans soulever le problème de l'expression et de la répression de cette sexualité.
À l'incitation de son maître Seligman et par intérêt pour les problèmes psychologiques, Malinowski a tenté de vérifier la validité universelle des hypothèses freudiennes sur l'Œdipe et l'inceste qu'il soupçonnait teintées d'ethnocentrisme bourgeois. Dans une structure familiale matrilinéaire, observe-t-il, la crainte, le respect, la jalousie de l'enfant se cristallisent contre l'oncle utérin, indispensable à la subsistance de la famille et détenteur de l'autorité, tandis que le père est considéré comme un ami qui soigne, console et instruit. L'ambivalence des sentiments de l'enfant, signalée dans les interprétations freudiennes de l'Œdipe, n'a donc là qu'une importance négligeable en raison du dédoublement des rôles d'affection et d'autorité paternelles. Par voie de conséquence, la crise œdipienne née du dénouement de cette ambivalence chez l'Européen n'apparaît guère chez le Trobriandais, où la morale sexuelle est d'ailleurs plus libérale que la nôtre. Néanmoins, le fait que la haine de l'enfant s'oriente vers son oncle maternel, et ses désirs sexuels vers sa sœur, contribue à donner aux intuitions freudiennes la forme généralisée d'une structure à trois termes : l'ego, l'incarnation de la loi (père ou oncle), l'objet tabou de la demande d'amour (mère ou sœur). Aussi variables que soient les éléments de cette structure selon le type de famille, selon les règles de filiation et les systèmes d'héritage, la personnalité n'atteint son équilibre qu'après assomption des contraintes et refoulement des attirances sexuelles incestueuses.
Est-ce à dire que celui qui fait la leçon à Freud l'ait bien compris ? On peut en douter lorsqu'il réduit la libido à son expression biologique et la sexualité à son expression génitale. Mais le principal titre de gloire de Malinowski est ailleurs, notamment dans sa méthode d'enquête et dans les analyses in vivo qu'il a menées.
L'observation participante
Maître mot de sa méthode, l'observation participante réclame une expédition sur le terrain qui est une expérience personnelle, scientifique et affective. Elle suppose que le chercheur bannisse tout préjugé lié à son ethnocentrisme, bien qu'il doive conserver une charpente théorique qui lui fasse pressentir les problèmes. Pour que s'instaure un dialogue ethnographique direct et concret, une intégration au moins partielle à la communauté autochtone est nécessaire, que facilitent l'acquisition de la langue du pays et l'expression d'une chaleur humaine. Partager la vie quotidienne de l'observé, ses travaux, ses bavardages, ses fêtes s'impose à qui veut appréhender sa vision de l'univers, saisir les motivations de ses actes et comprendre son système de valeurs. Méfiant à l'égard de l'informateur, l'ethnographe doit privilégier l'observation sur l'interview, l'ordre vécu sur l'ordre conçu, ce qui ne signifie pas qu'il ne cherche à jeter un pont entre l'aspect explicite et l'aspect implicite de la culture et à comprendre les éventuels conflits.
La volonté d'investigation totale d'une société en acte préside à la démarche, qui doit viser : 1° à fournir une documentation concrète et statistique sur l'anatomie et la physiologie d'une culture ;2° à rapporter minutieusement les éléments impondérables des comportements qui ne paraissent pas s'intégrer d'emblée à une structure connue mais appartiennent à un contexte d'expression ;3° à collectionner le maximum de documents verbaux et comportementaux, anecdotiques éventuellement, qui nous renseignent sur les éléments les plus variés, récurrents ou fortuits, grâce auxquels on peut à la fois supputer une dynamique et caractériser une tradition ;4° à mettre en évidence les phénomènes les plus explicatifs de la réalité sociale.
Malinowski n'a pas toujours suivi en tous points ses conseils aux chercheurs, mais les tableaux vivants qu'il nous brosse montrent assez la valeur de cette méthode d'enquête qui constitue le titre le moins contesté de Malinowski à l'admiration des ethnologues, et dont la meilleure illustration est celle des Argonautes du Pacifique occidental.
Une économie à base de réciprocité
Le sujet central des Argonautes est le grand mouvement d'échange entre les îles d'un archipel situé à l'est de la Nouvelle-Guinée. Des biens de prestige circulent, qui incorporent une certaine quantité de travail, tout en étant dépourvus de valeur commerciale ; les colliers de coquillages rouges font un circuit inverse de celui des brassards de coquillages blancs. L'échange rituel à base de réciprocité entre partenaires attitrés, qui se double ensuite de transactions avec marchandage portant sur des biens de consommation, a pour fonction de renouveler les relations qu'entretiennent des sociétés voisines, mais autonomes, les partenaires kula ayant entre eux des obligations mutuelles d'hospitalité et d'assistance. Pour que ces échanges aient lieu doivent être mises sur pied par les chefs de vastes expéditions maritimes, qui réclament la construction de pirogues, la production de biens de consommation et de prestige et tout un rituel traditionnel et magique.
La nouveauté des matériaux de première main, la vigueur et la verve des descriptions, la perspicacité de l'analyse des fondements de réciprocité de cette économie encastrée dans d'autres aspects du système social étonnent et suscitent mainte réflexion. Malinowski nous oblige, en effet, à réviser nos préjugés sur la simplicité des organisations sociales primitives et sur des concepts centraux de l'économie tels que ceux de valeur, de propriété, de travail, d'utilité. Dans cette monographie, l'idée de totalité fonctionnelle apparaît déjà, car l'institution kula est saisie dans toutes ses ramifications : écologiques, technologiques, magiques, mythiques, etc. ; et à tous ses niveaux sociaux : fonction des femmes, distinction statutaire des participants, travaux en commun, groupements de troc cérémoniel…
L'orientation holistique prévaut de la même manière dans les deux volumes de Coral Gardens, qui s'articulent autour de l'horticulture vivrière des Trobriandais et des pratiques qui s'y rattachent.
À travers la circulation des aliments et le stockage des ignames, c'est l'économie ostentatoire des Trobriandais qui continue d'être analysée en rapport avec la solidarité des parents par alliance et les fonctions statutaires du chef – répartiteur des tâches et du produit – et du magicien, contremaître de l'horticulture.
Le « pape » du fonctionnalisme
Comme sa réussite sur le terrain a conduit Malinowski à faire fi des anthropologues de cabinet qui envoient des auxiliaires collecter les faits sur place, ses principes d'interprétation globale et fonctionnelle d'une culture expliquent son mépris pour le prélèvement de faits isolés, hors de leur contexte de fonctionnement, en vue de servir à la confirmation de thèses.
Représentant le plus notable du fonctionnalisme, Malinowski tient de H. Spencer l'idée de totalité organique, de Durkheim l'idée de fonction, et du pragmatisme de W. James l'interprétation à la fois biologique et téléologique qu'il donne de la totalité des éléments d'une société dont chacun est jugé indispensable au fonctionnement de l'ensemble. Les critiques n'ont pas manqué contre ce que le fonctionnalisme a de doctrinaire. On lui a objecté avec pertinence que les relations significatives ne doivent pas être cherchées seulement à l'intérieur d'une culture donnée, mais aussi dans ses rapports avec l'extérieur, sinon l'isolement analytique d'une culture risquerait d'en faire une unité artificielle. Affirmer que les mouvements de cette unité sont commandés par le désir de satisfaction des besoins primordialement biologiques, c'est admettre une ultima ratio qui procède d'une démarche analogue à l'explication par l'« économique en dernière instance ». Le reproche d'ignorer les dynamismes conflictuels, par privilège accordé à l'intégration, a aussi été adressé à Malinowski.
Au vrai, parmi les premiers, il a mis en évidence les décalages entre la loi et la pratique sociale, les défis à la tradition auxquels se livrent des autochtones qui échappent à certaines contraintes, les conflits psychologiques entre les relations avunculaires et l'amour paternel dans une société matrilinéaire. S'il n'a pas interprété le changement social comme processus général, du moins a-t-il reconnu, surtout après son voyage en Afrique, l'interinfluence de modèles culturels de force inégale et l'importance de la transmission de nouvelles institutions qui engendrent leur propre déterminisme en modifiant de manière originale le champ social. Mais il demeure cependant vulnérable au reproche d'avoir tu la dynamique interne de transformation des groupes de son « conservatoire » océanien et d'avoir omis de considérer que, si les traits culturels changent, c'est en même temps que réagissent entre eux des hommes et des groupes.
L'influence de Malinowski
Pour excellente qu'ait été sa pratique de terrain, Malinowski a été accusé de passer un peu lestement du provincialisme ethnographique à des extrapolations théoriques indues. On a reconnu toutefois dans son souci d'empirisme et de concret, de même que dans son attention aux institutions sociales, la grande veine de l'anthropologie britannique. Malinowski a le travers de ses qualités. Ainsi, il opère bien un changement essentiel de perspective en faisant oublier par ses enquêtes sur le présent des sociétés la problématique évolutionniste des stades de l'humanité, mais il succombe au défaut inverse de négliger la dimension historique. Au diffusionnisme, il oppose la nécessité de comprendre une culture de l'intérieur comme tout fonctionnel, mais il minimise simultanément le rôle parfois essentiel des emprunts et influences externes.
Révolutionnaire génial, il aiguise la polémique contre quelques courants de son époque et reçoit en revanche des critiques. Quoi qu'il en soit de certaines outrances, nul ethnographe n'ignore désormais sa méthode, les anthropologues de l'économie lui savent gré de ses analyses, et le structuralisme même reconnaît sa dette à l'égard du fonctionnalisme.
Quelques œuvres de Malinowski
Argonauts of the Western Pacific (Londres, 1922 ; traduction française, les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1963).•Crime and Custom in Savage Society (Londres, 1926 ; traduction française, avec deux autres essais : Mœurs et coutumes des Mélanésiens. Trois essais sur la vie sociale des indigènes trobriandais, Payot, 1934).•Sex and Repression in Savage Society (Londres, 1927 ; traduction française, la Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Payot, 1933).•The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia (Londres, 1929 ; traduction française, la Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Payot, 1931).•Coral Gardens and their Magic (2 volumes, Londres, 1935).•A Scientific Theory of Culture (Chapel Hill, 1944 ; traduction française, Une théorie scientifique de la culture, Maspero, 1968).•The Dynamics of Culture Change (Londres, 1945 ; traduction française, les Dynamiques de l'évolution culturelle, Payot, 1970).