naturalisme
École littéraire amorcée par le réalisme, groupée autour de Zola, qui visait, par l'application à l'art des méthodes et des résultats de la science positive, à reproduire la réalité avec une objectivité parfaite et dans tous ses aspects, même les plus vulgaires.
LITTÉRATURE
Dans une fin du xixe siècle fascinée par la science, le naturalisme, véritable système d'analyse et d'explication de la nature, est l'aventure d'un groupe fortement structuré par la personnalité d'Émile Zola. Afin de chercher la vérité et de la donner à voir, il privilégie le roman, qui sera plus que tout autre le genre des grandes œuvres naturalistes.
Prenant la relève du réalisme, qui a surtout cherché à décrire minutieusement la réalité, le naturalisme prétend faire de la littérature un mode d'expérimentation du monde réel. La tradition attribue à Zola la remise à la mode du terme « naturaliste » pour désigner une littérature scientifique, qui « obéisse à l'évolution générale du siècle ». Pourtant, si le mouvement parvient pendant vingt ans à penser la fin tourmentée du xixe siècle, il se sclérosera peu à peu, et n'aura plus à proposer qu'une caricature de la science dont il s'est nourri et une perversion du roman, à force de répétition schématique.
Un groupe en rupture
Littérairement, le naturalisme est d'abord l'aventure d'un groupe, dont Zola est l'énergique fédérateur. Enthousiastes, fidèles jusqu'au bout ou vite déçus et distants, les écrivains qui le suivent partagent avec lui quelques idées fortes et quelques rejets : celui du romantisme, « un jargon que nous n'entendons plus », coupable d'avoir tourné au sentimentalisme niais et à un idéalisme dont les réalités de la société industrielle moderne révèlent les illusions et les mensonges ; celui de l'imagination, disqualifiée au profit de l'observation ; celui du simple réalisme, qui se veut miroir, reflet, mais non éclaircissement et explication. Les disciples de Zola – Maupassant, Huysmans, Daudet, Mirbeau, Vallès à certains égards, Céard, Hennique – se réunissent dans sa maison de Médan au cours de « soirées » où s'élabore la doctrine de la nouvelle école. Tous sont convaincus que la littérature ne peut plus se faire hors de l'histoire ni hors d'une prise de conscience des mécanismes sociaux : impossible de continuer à se taire sur les réalités nouvelles, sur le développement des grandes villes, tristes, misérables, formes visibles de l'enfer pour tant de malheureux qui s'y entassent ; sur toutes les injustices d'une société broyeuse des pauvres ; sur le scandale des nouveaux pouvoirs ; enfin, sur un phénomène que la médecine contemporaine commence à comprendre, celui de l'hérédité physiologique, avec sa longue suite de tares, de déchéances et de crimes.
Pour une étude scientifique de la société
Ces choix ne peuvent aller sans engagements : au moins sceptiques, athées et matérialistes lorsqu'ils ne sont pas hommes de gauche, les naturalistes se réclament d'une conception déterministe des rapports sociaux et des comportements. Zola se proclame disciple de Littré et de Taine, dont il applique la démarche critique au roman : il entend en faire une « étude du tempérament et des modifications profondes de l'organisme sous la pression du milieu et des circonstances » (préface à la seconde édition de Thérèse Raquin, 1868). Les naturalistes enfin, fascinés par l'esprit de déduction et de rationalisation, hantés par le modèle médical (avec, notamment, en 1865, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, de Claude Bernard), se proposent d'étudier les maladies du corps social, guetté, comme tout organisme, par la folie menaçante et travaillé par l'instinct de mort. Et, pour certains d'entre eux, dont Zola, cette étude scientifique n'est pas séparable d'une volonté de dénonciation et de changement.
L'empreinte de Zola
L'aventure de ce groupe actif culminera vers 1880 : Zola publie Nana – qui connaît plus de 80 éditions en six mois – ainsi que son ouvrage théorique essentiel, le Roman expérimental ; paraissent également les Soirées de Médan, tandis que Marthe, de Huysmans, est réédité. Dès 1887, le Manifeste des Cinq laissera pourtant deviner une première faille, puisque ses signataires (Bonnetain, Descaves, Guiches, Paul Margueritte, Rosny) reprochent à Zola de s'être vautré dans l'ordure avec la Terre. C'est rappeler que l'inceste, le parricide, l'adultère, la perversion et la corruption généralisées, s'ils recouvrent tout, entraînent aussi la littérature dans un désespoir fatal ; et c'est souligner la part écrasante de la mythologie personnelle de Zola dans le système naturaliste, dont, partiellement, elle finira par avoir raison. Et, devant ces « tranches de vie » saignantes et putrides, face à ces paysages où la lumière entrevue est aussitôt voilée par la crasse des villes et la fumée des usines, face à ces êtres aliénés, hommes perdus de misère et de boisson, étouffant de violence, femmes devenues bêtes de somme ou bêtes de plaisir, enfants abrutis, battus, dans les yeux desquels ne passe qu'un éclair louche, signe de leur appartenance aux damnés de la Terre, les disciples se détournent : Huysmans cherche Dieu, Maupassant explore, aux confins du fantastique, les limites où se confondent folie et raison, vie et mort. En 1892, alors qu'est publiée la Débâcle, l'une des dernières œuvres des Rougon-Macquart, c'est celle du naturalisme que l'on peut constater.
La formule naturaliste
Le roman apparaît aux naturalistes comme le genre par excellence capable d'embrasser le réel, apte à accueillir documents et renseignements de toutes sortes sur les milieux sociaux, les conditions de vie de ses personnages, leur environnement géographique, social ou politique.
La méthode
Il appartient au romancier d'ordonner une véritable enquête de terrain en fonction de la conviction première qu'il existe des mécanismes générateurs d'enchaînements (lois de l'hérédité, déterminisme des milieux). Un roman naturaliste est donc une expérience construite, sur laquelle le romancier raisonne. Méthode prise dans un système, inévitablement le roman décrit, démonte, parvient aux mêmes conclusions : les Rougon-Macquart montrent le jeu de la race, modifiée par les milieux sociaux, avec pour fil conducteur l'hérédité.
La « conclusion » de l'expérience ne saurait être originale : elle s'impose par la liaison des causes et des effets. Pourtant, le romancier naturaliste n'est pas neutre : son but est moral – « nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions », déclare Zola – et, forcément, politique. C'est que le naturalisme entend montrer les deux faces de la société, « pustules ou chair rose » (Huysmans), la laideur et la souffrance, l'esclavage et la nuit, les drames sourds de la misère, les taudis des villes, le fond des mines (Germinal), la ruche où bourdonnent les modernes tentations de la marchandise et de l'échange (Au bonheur des dames), la prostitution des corps et des cœurs (Nana), avec pour arrière-plan les fastes scélérats des parvenus du Second Empire.
Le mécanisme social
Le naturalisme, tout en chantant le progrès, tout en regardant, fasciné, se développer le machinisme, propose une vision profondément pessimiste et critique du monde. Il reconnaît ce qu'il doit à la philosophie de Schopenhauer, « qui a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères » (Maupassant) et qui « s'écriait, dans sa miséricorde indignée : Si un Dieu a fait ce monde, je n'aimerais pas à être ce Dieu ; la misère du monde me déchirerait le cœur » (Huysmans).
Ces choix et cette méthode introduisent dans la littérature une précision et une rigueur propres à en développer les pouvoirs authentiquement sociologiques : Marx est encore mal connu, ni Durkheim ni Freud ne se sont encore manifestés, et le roman naturaliste traverse en tâtonnant des espaces qu'ils conquerront bientôt. Car Zola et ses amis ne répètent pas la leçon balzacienne, qui centre tout sur l'individu, mais peignent ce qui constitue, aliène et généralise indéfiniment ces « singularités ». Justement, cette singularité psychologique rassurante disparaît, et le héros change de statut : saisi dans la complexité de son inscription sociale, pourvu d'un tempérament (et non plus d'un caractère) passif devant les fatalités qui l'écrasent, il est emporté par la figure moderne du Destin, l'implacable déterminisme. De plus, il est montré sur fond de foule moderne, dans son impuissance à penser les nouveaux rapports de l'homme à la machine, laminé par la modernité technique qui s'impose. C'est dans ce qui, traditionnellement, était le lieu de l'anti-héroïsme par excellence – le peuple, bon pour les romans « comiques » ou picaresques, mais non pour les « grands » romans – que le naturalisme va chercher ses héros : des obscurs, des sans-grade, ouvriers, petits fonctionnaires dérisoires, aux histoires lamentables, même si Zola clame, dans le Roman expérimental, que « la nature n'est pas toute dans l'ouvrier, elle est aussi dans la nature qu'elle peint ». La mise en scène de ces types accentue la pente manichéenne sur laquelle le naturalisme se place déjà « naturellement », et rapporte le roman aux temps lointains de l'épopée, où les camps étaient clairement séparés en bons et en méchants, en justes et en injustes, en forts et en faibles. Mais ce retour de l'épique n'est lié qu'à des contenus, en fait idéologiques, et ne produit rien de grand, de nécessaire, de fondateur : au contraire, des échecs, des avortements, des désespoirs. Et, surtout, il oublie que l'écriture n'est pas le véhicule immédiat et clair de « réalités » transparentes, aussitôt dicibles.
Le style
À côté de réussites authentiques – elles sont surtout le fait de Zola –, le naturalisme produit beaucoup d'œuvres « d'école »: le scientisme tue le style, quand le style est défini comme le « sens du réel », lequel consiste, tautologiquement, à « sentir la nature et la rendre telle qu'elle est » (le Roman expérimental). Logiquement, le naturalisme devait rêver de dissoudre le littéraire dans le réel, travailler donc à faire en sorte qu'on pût se passer du littéraire. L'écriture ne doit pas être un écran, un obstacle, mais atteindre à une telle transparence que les images la traversent. Malheureusement, ce désir de dire « toute la vérité » est quelque peu naïf, à deux titres : les romanciers naturalistes oublient trop souvent de se demander quelle(s) vérité(s) la médiation de l'écriture permet de dire, et finissent par ne plus rien voir que ce qu'ils ont déjà vu ; d'autre part, ils n'ont pas compris que « le monde existe » et que « nous n'avons rien à y ajouter », ainsi que le rappelle Mallarmé, qui, dans une lettre à Zola, ajoute malicieusement que « la littérature était un peu plus compliquée que cela ».
Le théâtre
Si les écrivains naturalistes s'essaient au théâtre, tous y échouent : la plupart des romans de Zola adaptés pour la scène sont fraîchement accueillis. Du naufrage surnage difficilement le nom de Henry Becque, qui, avec les Corbeaux (1885), donne un sombre drame de l'héritage. En revanche, le théâtre naturaliste contribue sans doute notablement à la naissance d'une nouvelle esthétique à travers l'originalité d'un acteur et metteur en scène, André Antoine, qui fait de son Théâtre-Libre, fondé en 1887, un véritable laboratoire du réalisme scénique.
Aujourd'hui, le naturalisme ?
Malgré une psychologie simpliste, réduite à quelques tics comportementaux, malgré une passion descriptive souvent hémorragique – car la description, pilier du réalisme, est naturellement la clé de voûte du naturalisme –, malgré l'omniscience exaspérante d'un narrateur dont la présence analytique encombrante finit par vider l'intrigue de tout intérêt, le roman naturaliste fut en son temps l'instrument d'une prise de conscience historique, sociale et politique courageuse. C'est lui, et lui seul alors, qui a nommé l'aliénation des êtres, la déshumanisation qui les frappe, la présence sordide et obsédante des choses, la perte de la valeur et le déni du sens. « L'esprit de Médan » n'est pas mort aussi vite que ses détracteurs ont bien voulu le dire – les ennemis de Zola se recrutant essentiellement dans le camp des conservateurs et des profiteurs : le cinéma populiste des années 1930, Céline bien sûr, et tous les « tristes » du xxe siècle doivent quelque chose au naturalisme, qui a su montrer pourquoi on pouvait être triste. Littérature de l'aigreur, du ressentiment et de la haine, littérature qui dit les impasses et les impuissances, le naturalisme – une fois oubliées ou atténuées ses platitudes, ses facilités, ses schématisations – a donné au xxe siècle quelque chose de noir dont il ne s'est plus jamais dépris.