colonialisme
Système qui préconise l'établissement et le développement de pays dépendants considérés comme sources de richesse et de puissance pour la nation colonisatrice.
Introduction
L'histoire du colonialisme remonte fort loin ; l'Antiquité nous offre ainsi de nombreux exemples d'exploitation et de domination d'une société par une autre. C'est cependant l'expansion européenne du xixe s. qui donna au phénomène une ampleur et une aire d'extension jamais connues jusqu'alors. Une démarche sociologique renvoie la notion de colonialisme à trois phénomènes distincts et successifs : la situation coloniale, la décolonisation et la situation néocoloniale.
La situation coloniale
Le fait colonial correspond à une étape en grande partie dépassée maintenant à la suite du processus de décolonisation et de la dénonciation des formes de colonialisme qui en résulta. Cependant, l'utilisation polémique du terme ne doit pas cacher une réalité actuelle qui englobe de nouvelles formes de domination dans la situation néocoloniale.
Trois forces conjuguées concoururent à l'établissement de la domination coloniale : les actions militaires et administratives, les entreprises économiques et les visées missionnaires.
Les « armes » de la domination coloniale
Une des principales causes de transformation fut d'abord l'ordre et l'unité que faisaient régner sur les territoires conquis les forces militaires étrangères, ainsi que l'ouverture de pistes et l'implantation d'une structure administrative. Cela permit le développement des entreprises privées, celui des compagnies commerciales et l'implantation des colons isolés. Au niveau des populations autochtones, les prélèvements d'impôts obligèrent les paysans à rechercher des liquidités et les incitèrent à pratiquer de nouvelles cultures destinées à l'exportation. L'administration se révéla ainsi l'instrument de domination de la société étrangère. L'implantation militaire et administrative prépara et accompagna d'autres types d'action plus directement économiques.
La politique d'expansion coloniale répondait aussi à des motifs d'ordre économique. La mise en valeur du pays colonisé explique les exactions qui sont alors pratiquées, de l'expropriation des terres au travail forcé. Les recrutements coercitifs de main d'œuvre jalonnent l'histoire coloniale ; si l'on prend l'exemple de la colonisation française, ils sont pratiqués en Afrique équatoriale pour la construction du chemin de fer Congo-Océan, au Mali (alors Soudan français) par l'Office du Niger, et en Côte d'Ivoire par l'administration au profit de particuliers, afin de favoriser le développement de l'économie de plantation. Les formes prises par le commerce d'import-export dans les villes côtières, l'exploitation à grande échelle des territoires à partir d'un médiocre équipement industriel, la pauvreté des masses autochtones caractérisent la situation économique et sociale de cette époque.
L'action missionnaire, si elle diffère dans ses buts explicites des deux autres, est néanmoins structurellement liée à celles-ci. Elle est perçue par les populations dominées comme un prolongement (ou une annonce) de l'action coloniale. Elle participe directement par les valeurs qu'elle véhicule à la destruction de la société traditionnelle et précipite ainsi la crise de la société colonisée dans son ensemble.
Des populations méprisées et victimes du racisme
Le peu de souci pour les cultures autochtones et au contraire les préoccupations nées des nécessités qu'affrontent les pays européens à la conquête de nouveaux territoires aboutissent à un découpage artificiel des sociétés sous administration coloniale. Le phénomène est particulièrement net en Afrique occidentale, où d'une part des peuples qui étaient séparés par l'histoire précoloniale ont été amenés à coexister (en Côte d'Ivoire par exemple, où l'on retrouve des représentants des groupes krous à l'ouest, akans à l'est, mandingues au nord), et où d'autre part des ethnies ont été divisées par les frontières de la colonisation (situation des Ewés, partagés entre le Togo et le Ghana).
La situation coloniale est fondée sur un système de rapports complexes entre la société colonisée et la société colonisante qui concourent à la domination de celle-là par celle-ci à tous les niveaux. À l'époque classique du colonialisme, les territoires occupés forment des sociétés composites et hiérarchisées. Un cadre politique unique est imposé à des populations d'origines culturelles souvent fort différentes. Au sommet de cette hiérarchie, on trouve une minorité dominante, étrangère à la société dominée et originaire du pays colonisateur. Elle assoit sa domination sur sa supériorité matérielle, sur l'exercice du pouvoir, sur la détention de la force et sur la reconnaissance internationale. Cette minorité, issue de milieux sociaux divers (la colonie est souvent un microcosme appauvri de la société d'origine), se constitue en caste sûre de ses droits et de sa supériorité. Elle pratique une politique de ségrégation raciale qui vise à réduire au minimum le contact avec la masse des colonisés. La ségrégation, maintenue par la force, se concrétise dans l'espace par la séparation de la ville blanche des quartiers populaires indigènes. Le plan des anciennes villes coloniales d'Afrique en témoigne directement avec leur ceinture de casernes à la périphérie de la ville coloniale.
En même temps qu'elle applique d'une façon très stricte cette ségrégation, la puissance coloniale propose, comme seul modèle culturel acceptable, le sien propre, et, comme seule perspective d'évolution (avec des modalités certes différentes suivant que le colonisateur est anglais, français ou portugais), l'assimilation.
Cette domination tient sa légitimité de motifs empruntés plus ou moins explicitement au racisme. Les inégalités relatives entre les membres du groupe dominant (responsables publics et privés de la colonie et « petits blancs ») sont masquées par la supériorité absolue qu'affirme chacun des membres de la « colonie » vis-à-vis de la population locale. La société colonisée est d'ailleurs très souvent divisée ethniquement, économiquement, socialement (opposition ville-campagne, classes sociales naissantes) et spirituellement (en Afrique, par exemple, confrontation des religions traditionnelles avec l'islam et le christianisme, dont la situation coloniale favorise la diffusion). Enfin, la stratégie de l'administration coloniale bouleverse les données du pouvoir traditionnel en favorisant des individus qui n'auraient pas pu prétendre autrement au pouvoir et en fractionnant les niveaux de responsabilité (ainsi, dualité dans l'ex-Afrique Occidentale Française des chefs de village et des chefs de canton).
Les conflits inéluctables qu'entraîne une telle situation sont en partie épongés par les groupes sociaux intermédiaires qui s'intercalent entre les colonisateurs et les colonisés : le transfert de l'hostilité de ceux-ci se fait souvent sur ces minorités tampons. C'est le cas en Afrique tropicale des Syro-Libanais et, sur un plan plus général, des métis. Ces éléments, qui ne peuvent s'identifier ni au groupe dominant ni au groupe dominé, sont en butte à l'hostilité et au mépris de tous.
On conçoit dès lors l'état de crise permanente que recèle la situation coloniale. Au racisme du colonisateur répond un racisme induit entre ethnies différentes. La société traditionnelle s'altère, certains groupements et certaines institutions disparaissent. Les réactions pathologiques, la crise des rapports humains sont autant de preuves du « désajustement » au niveau des individus. Les réponses extrêmes à cette situation sont la fuite dans les messianismes d'un côté et les révoltes violentes de l'autre. Les recherches de dépassement des problèmes de la société colonisée passent toutes par la quête plus ou moins farouche de son indépendance.
Les données de la décolonisation et la situation néocoloniale
Le processus de décolonisation, qui commence dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, bouleverse les données de la situation coloniale. L'avènement des indépendances politiques acquises dans la violence ou dans la négociation réduit le champ d'application de la définition classique du colonialisme à quelques zones géographiquement limitées dans le monde. La décolonisation correspond à la fois à une prise en main des destinées des nouvelles nations par les élites locales et à une dénonciation virulente de ce que fut le colonialisme et de tout ce qui le rappelle de près ou de loin.
D'une part, elle s'accompagne d'une apologie de l'histoire, des cultures, de la personnalité des anciens pays colonisés, ainsi qu'en témoigne par exemple la production littéraire des pays africains aux alentours des années 1960. D'autre part, on assiste à l'émergence d'une vision optimiste du destin des nouvelles nations, expression des élites intellectuelles et des nouvelles bourgeoisies. Le changement des gouvernements, le fait que ceux-ci sont maintenant issus des nouveaux pays semblent augurer des bouleversements radicaux et profonds dans les sociétés libérées de la domination coloniale, comme si cette libération politique devait provoquer mécaniquement une libération totale des sociétés qui en bénéficient.
Dépendance politique
La colonisation et la décolonisation font place aujourd'hui à une situation et à une domination nouvelles qui ont été qualifiées du terme de néocolonialisme. Peuvent d'ailleurs connaître cette situation des pays qui n'ont jamais subi autrefois une colonisation directe. Derrière la façade des indépendances politiques, la domination est moins apparente mais non moins effective. On y retrouve certains traits de la situation coloniale, avec cependant plus d'ouverture dans le jeu social. Les minorités étrangères, en général de race blanche, occupent toujours une place privilégiée, bien qu'elles partagent les échelons supérieurs de la hiérarchie sociale avec les éléments de la bourgeoisie locale. La masse de la population des anciennes colonies continue, cependant, à se situer dans les strates inférieures de la société.
Sur le plan politique, le libre gouvernement des périodes normales fait souvent place en temps de crise à une véritable ingérence de l'étranger, représenté par l'ancienne puissance coloniale ou par le pays qui a pris sa relève. Ces interventions étrangères sont toujours légalement provoquées et justifiées par un appel à l'aide des gouvernants locaux. Le rôle de ces gouvernants les fait apparaître comme des relais de la politique internationale des grandes puissances qui se partagent le monde en zones d'influence. Ces groupes dirigeants locaux (ceux des nouveaux États africains et ceux des pays latino-américains par exemple) participent ainsi à une stratégie politique dont les données essentielles leur échappent.
Dépendance économique
La domination se manifeste encore avec plus de netteté au niveau économique. Les anciennes colonies sont dépendantes des activités des nations industrialisées, car elles produisent pour l'essentiel des matières premières (produits agricoles ou minerais) destinées à être transformées ailleurs. L'état de leur économie dépend alors des fluctuations des cours internationaux, sur lesquels les nouveaux États n'ont pas de prise. Le début de leur industrialisation est encore lié à l'aide extérieure consentie par les pays riches, et il est patent qu'aucune ancienne colonie ne peut être classée dans cette catégorie. C'est la rentabilité (politique et économique) escomptée par le pays prêteur qui détermine le plus souvent le montant et la durée de l'aide.
Cette rentabilité, calculée souvent à court terme, empêche le développement des secteurs économiques de base, qui présentent moins d'intérêt pour les investisseurs étrangers, et favorise au contraire l'implantation d'industries légères dont l'expansion souvent spectaculaire est d'autant plus fragile qu'elle est sujette au renversement de conjoncture. On aboutit à une croissance quantitative du produit national sans développement réel, c'est-à-dire sans transformation profonde des structures économiques et sociales du pays concerné. Ainsi, les éléments de grandes unités internationales, qui constituent des secteurs de production très modernes complètement autonomes par rapport à la société d'accueil et qui dépendent d'une stratégie économique à l'échelle intercontinentale, voisinent avec des secteurs archaïques, surtout les secteurs agricoles autochtones.
Dépendance culturelle
Ces dépendances politiques et économiques se prolongent par une dépendance culturelle. Celle-ci n'a pas tout à fait supprimé les revendications de culture nationale qui présidèrent à la formation des nouveaux États, mais elle contribue cependant à les minimiser. Le modèle de référence est, là encore, constitué par celui de la société dominante, dont les produits culturels, les modes de pensée sont acceptés sans esprit critique par les groupes dirigeants dans leur ensemble, à l'exception d'une intelligentsia, très faible numériquement, qui les rejette. Les dirigeants se conforment à ce modèle dans leur mode de vie, leurs loisirs, leur consommation ; l'éducation de leurs enfants se calque sur celle que pratiquent les classes dirigeantes du pays à influence dominante et s'effectue fréquemment dans celui-ci. Pour la majorité de la population, la nouvelle situation de dépendance entraîne, au niveau des individus, la formation d'un véritable complexe néocolonial, fait de sentiments d'agressivité et de frustration auxquels répondent les sentiments de supériorité et de satisfaction des minorités étrangères, aux conditions d'existence privilégiées, qui ont remplacé les anciens colons.
Une profonde incompréhension des réalités locales
La nouvelle forme de domination subie par ces sociétés emprunte des justifications à la politique de coopération et d'entraide internationale en faveur des pays sous-développés. Les principes de cette politique masquent bien souvent la réalité du phénomène tel qu'il vient d'être présenté. Cette volonté d'aide se concrétise dans des programmes d'assistance technique multi- ou bilatérale. D'une façon schématique, on peut dire que l'aide propose souvent un modèle de développement économique radicalement étranger aux sociétés d'accueil. Elle élabore des moyens d'action économiquement fort subtils, mais qui demeurent le plus souvent peu audacieux sur le plan social, de crainte d'entrer en contradiction avec les dirigeants des nouveaux États. L'aide est fondée sur des principes d'analyse économique qui ne renouvellent pas la théorie économique, comme il serait nécessaire puisque l'on a affaire à une réalité nouvelle. Elle n'arrive pas ainsi à tenir compte de façon effective des données sociales (structures archaïques de sociétés en crise) et historiques (impact de la colonisation ou d'une façon générale du contact avec les sociétés industrialisées) spécifiques des sociétés « sous-développées ».
En effet, le sous-développement n'est pas saisi comme un phénomène relatif à une situation historique précise et prolongée par l'insertion de ces pays dans un système économique qui les écrase, mais comme une phase du développement économique normal de toute société. Les pays sous-développés sont alors assimilés aux pays développés considérés à une étape antérieure de leur évolution. La prolongation sine die de la situation de dépendance est justifiée pour l'instant par la supériorité technique des pays qui aident. Au surplus, on ne tient compte, le plus souvent, que d'un seul indicateur fort sommaire pour mesurer un éventuel développement : celui que constitue le revenu moyen par habitant. En fait, l'amélioration de ce revenu moyen peut être corrélative, sur le plan social, à une stagnation ou à une détérioration du niveau de vie des plus nombreux au bénéfice de celui de quelques-uns. Et lorsque l'amélioration du revenu moyen ne profite qu'à une minorité déjà nantie, l'écart entre celle-ci et la masse de plus en plus démunie ne peut que se creuser. Cette situation accroît les tensions, qui s'expriment en conflits sociaux, souvent larvés, parfois violents, et précipite l'émergence d'un « lumpenprolétariat » dans les bidonvilles des grandes cités. L'évolution est bien sûr différente d'une région à l'autre. La stratification sociale, tranchée par exemple en Amérique latine, est beaucoup moins nette en Afrique tropicale, où les sociétés sont en majorité rurales et où les relations sociales sont fondées sur des structures qui sont l'objet d'études pour l'anthropologie sociale.
C'est en partie le renouvellement du contenu des concepts de développement et de changement social à partir de la critique de leurs acceptions actuelles qui permettra à la fois une meilleure analyse de la situation néocoloniale et une amélioration réelle du sort des populations néocolonisées.