Vivendi-Universal : la nouvelle économie du spectacle
Un vendeur de boissons canadien devient producteur de musique et de cinéma. Un spécialiste de l'environnement français se transforme en une grande société des médias. Les deux fusionnent, et on obtient un groupe mondial intégrant production et diffusion des œuvres sur des supports novateurs. La nouvelle économie du spectacle est en marche.
C'est l'histoire de deux mutations improbables. De deux quadragénaires un peu fous, à qui on a donné du pouvoir. Edgar Bronfman Jr. d'abord. Cet élégant Canadien de quarante-quatre ans est P-DG de Seagram, vieil empire familial dont il a hérité en 1994 et qui a bâti sa fortune depuis 1928 autour des boissons et spiritueux (Chivas, Absolut, Tropicana...). Enfant de l'Amérique des années 60, Bronfman a d'autres rêves : il entreprend de transformer la firme en géant de l'industrie du spectacle. En 1995, il vend les 25 % que Seagram possède dans le chimiste DuPont de Nemours pour acquérir 80 % des mythiques studios de cinéma Universal. En 1998, il cède Tropicana, leader mondial des jus de fruits, pour s'emparer de Polygram, numéro un de l'édition musicale (labels Decca, Motown, Polydor, Deutsche Grammophon...). Au terme de l'opération, Seagram réalise 70 % de son chiffre d'affaires (17 milliards de dollars) dans l'entertainment (musique, cinéma, parcs de loisirs). Numéro deux mondial du secteur derrière Disney, la firme est désormais maître des œuvres de Steven Spielberg, U2, Nirvana ou Stevie Wonder.
De son côté, Jean-Marie Messier, ancien inspecteur des finances âgé de quarante-trois ans, a pris les commandes de la Générale des eaux en 1996. D'un groupe qui s'est développé autour de l'environnement et du BTP, il choisit de faire un géant mondial de la communication et des médias. L'affaire passe d'abord, dans le domaine de la télévision, par l'accroissement à 49 % de la participation de la Générale dans le capital de Canal Plus. Puis, dans le secteur du téléphone, par une alliance en 1996 avec British Telecom au sein de Cegetel (maison mère de l'opérateur de téléphone mobile SFR). Ensuite, dans le secteur de l'édition, par l'absorption en 1998 du groupe Havas (Larousse, Nathan, L'Express, L'Expansion...). Enfin, dans le domaine de l'Internet, par un développement en deux étapes clés : association avec America OnLine (AOL) pour fonder le fournisseur d'accès AOL France ; alliance à parts égales avec le téléphoniste britannique Vodafone pour donner naissance à Vizzavi, portail culturel multi-accès (via un ordinateur, un téléphone mobile ou une télévision). La Générale des eaux change de nom pour devenir Vivendi en avril 1998. Au début de l'année 2000, le groupe réalise 8 milliards de chiffre d'affaires – soit 25 % de ses ventes totales – en activités de communication.
L'union de l'ancienne et de la nouvelle économie
En 1999, Seagram n'est pas au mieux. La stratégie de Bronfman est critiquée, il ne parvient pas à rentabiliser les studios Universal, qui perdent 200 millions de dollars. Pour sortir de cette ornière, il décide de se tourner vers les nouvelles technologies de la communication. Dans sa lettre aux actionnaires, il affirme sa volonté de « jouer le rôle de chef de file dans le développement du commerce électronique pour la distribution des œuvres ». La rentabilité de celles du catalogue Seagram passe notamment par leur diffusion sur l'Internet.
Quant à Messier, il affiche ses ambitions. Dès 1997, il explique qu'« il y aura bientôt un seul point d'entrée dans la maison pour l'image, l'accès Internet et la voix. Pour conserver les marges, il faut être capable de maîtriser toute la chaîne : contenu, production, diffusion et lien avec l'abonné ». À l'époque, cette idée de convergence entre les divers moyens de diffusion et les contenus laisse sceptique. Mais trois ans plus tard, la fusion en janvier 2000 entre AOL et Time Warner, géant de la presse, de la musique et du cinéma, entérine l'union de l'ancienne et de la nouvelle économie en matière de communication et de spectacle. Désormais, on ne peut plus produire d'œuvres sans avoir l'assurance de les diffuser sur des supports de pointe auprès d'abonnés déjà fidélisés, ni communiquer sans posséder un catalogue fourni en contenus de qualité. En février 1999, Bronfman et Messier se rencontrent. Le rapprochement entre leurs deux compagnies est négocié en quelques mois, et officialisé le 20 juin 2000.
100 milliards de capitalisation boursière
Le point de contact entre les deux groupes, qui est aussi la pierre angulaire de l'édifice, c'est Canal Plus, dont Vivendi est l'actionnaire principal. La télévision dirigée par Pierre Lescure, qui est déjà productrice de films, cherche depuis des années à acquérir un studio américain pour sécuriser ses approvisionnements en cinéma. Mais elle n'a pas les moyens de racheter à elle seule Universal, et encore moins le groupe Seagram. La solution adoptée est donc une fusion entre les trois sociétés, sur laquelle le CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) émet d'abord des objections (voir encadré). La fusion s'effectue par échanges d'actions et donne naissance au groupe de droit français Vivendi-Universal, possédé à 59 % par les actionnaires de Vivendi, à 29 % par ceux de Seagram et à 12 % par ceux de Canal Plus. Le groupe est présidé par Messier, tandis que Bronfman et Lescure deviennent vice-présidents. Il comprend les activités communication et spectacle des trois sociétés, pèse 100 milliards de dollars de capitalisation boursière et 18 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Ce qui le place au deuxième rang mondial de la communication et du divertissement, derrière AOL-Time Warner mais devant CBS-Viacom, le britannique News Corp de Ruppert Murdoch et l'allemand Bertelsmann. Pour achever la transformation, Vivendi et Seagram n'ont plus qu'à céder ce qui reste de leurs activités traditionnelles. Une partie des actifs de Vivendi-environnement est introduite en Bourse en juillet, tandis que la famille Bronfman s'apprête à vendre la branche spiritueux de Seagram. C'est alors que les marchés financiers s'inquiètent : dans les quinze jours qui précèdent la fusion, ils font chuter l'action Vivendi de 23 %. C'est que, pour réaliser leur vieux rêve, Bronfman et Messier ont dû hypothéquer leurs actifs les plus rémunérateurs. Et que s'enfoncer sans retour possible dans la terra incognita de la nouvelle économie s'apparente à un pari risqué.