Johann Wolfgang von Goethe
Le 25 mars 1782, le duc Charles-Auguste (1758-1828) transmit à Joseph II, autoritaire paladin des Lumières viennoises, une requête dont l'objet était de conférer la noblesse héréditaire au poète déjà célèbre dont le duc avait fait son ami et son confident après l'avoir appelé à Weimar six ans auparavant. Dès le 10 avril, une réponse favorable parvenait au souverain placé à la tête d'un État que sa médiocre étendue et la faible population de sa capitale – une bourgade de 6 000 habitants à peine, située au cœur de la campagne thuringienne puis du duché de Saxe-Weimar, constituaient en modèle des microstructures politiques du Saint Empire finissant.
Goethe ne se montra pas autrement surpris d'un tel honneur auquel aspiraient cependant tant d'autres écrivains et penseurs issus des milieux universitaires, et notamment pastoraux. Au fidèle Johann Peter Eckermann, compagnon des dernières décennies de sa vie, Goethe devait confier plus tard que le fait d'avoir vu le jour le 28 août 1749 à Francfort-sur-le-Main, ville libre d'Empire dans un milieu patricien, faisait naturellement de lui l'égal des aristocrates.
Son refus de la démocratie, annoncé par son rejet extrêmement précoce (1790) d'une Révolution française qui, jusqu'aux massacres de septembre, avait suscité l'enthousiasme des écrivains et penseurs allemands majeurs (Schiller, Klopstock, Hölderlin...), fut, il est vrai, revendiqué par la suite au nom du peuple lui-même en qui Goethe apercevait la première victime des désordres sociaux. Il rend compte cependant aussi d'un attachement à l'idée d'ordre, mais d'un ordre vivant où la relation entre l'ancien et le nouveau, la mort et la vie intimement liées comme dans un double mouvement de systole et diastole, se réalise à travers un mouvement d'évolution. Une des vertus des grands romans dits « de formation » (« Bildungsroman »), organisés autour du personnage de Wilhelm Meister (les Années d'apprentissage / Lehrjahre, 1796 ; les Années de voyage / Wanderjahre, 1829), est, au demeurant, de restituer sous une forme littéraire de type narratif, une conception anthropologique à fortes connotations sociales. Avec le temps, Goethe a pensé l'homme comme un être à proprement parler « collectif », inséré dans un ensemble, et il s'est toujours opposé à ce qui portait en lui les germes des conflits engendrés par l'égoïsme des divers groupes.
La critique implicitement contenue dans l'affirmation orgueilleuse de la « noblesse » des milieux dominants de Francfort pourra sembler contredite par la vie même de Goethe, ministre d'un Charles-Auguste qui le fait entrer en ses conseils et commissions, sollicite à tout moment son avis, le charge de l'aménagement des routes, de la modernisation des mines, de la direction de son théâtre, de l'équipement de son armée, de la gestion des affaires de justice, etc. Mais, en réalité, celui qui, au nom du peuple, refusait toute idée de monarchie constitutionnelle, d'égalité ou encore de suffrage universel, ne saurait pour autant se voir accoler l'étiquette de « valet des princes » (« Fürstenknecht »). Car, en l'affaire, son opinion s'est forgée de bonne heure, au terme d'une évaluation sévère de « ceux d'en haut ». Le drame de la noblesse avait été, aux yeux de Goethe, de manquer aux obligations qui étaient les siennes et dont dérivaient à l'origine ses prérogatives. L'affaire Cagliostro, celle du « collier de la reine », dans laquelle avaient été impliqués une souveraine très chrétienne, archiduchesse et fille de l'impératrice-reine Marie-Thérèse, ainsi qu'un haut dignitaire de l'Église romaine, rejeton d'une illustre lignée de la plus ancienne noblesse, avait convaincu Goethe de la justesse de son analyse. Tous les textes, de qualité littéraire toutefois inégale, qui abordent les « troubles » de la Révolution et de l'ère napoléonienne traduisent bien cette manière d'orienter en priorité son regard sur une articulation, tenue pour déterminante, d'un édifice politique et social qu'il s'agissait de pousser au changement sans en détruire les repères majeurs et encore moins de faire disparaître.
Une Athènes germanique
L'épopée Hermann et Dorothée (Hermann und Dorothea, 1797), dont l'action se déroule dans une Rhénanie envahie puis occupée par les armées françaises, monte en épingle les bouleversements qu'entraîne dans un monde tout idyllique le déchaînement de passions idéologiques : dès ce moment, Goethe a pris ses distances envers la sacralisation de l'histoire et son exhaussement au rang de loi. Hermann et Dorothée est en quelque sorte le contrepoint en termes de genre littéraire de ce qu'avaient donné à entendre sur le mode burlesque le Grand Copte (Der Groß-Cophta, 1795), consacré aux événements de la cour de France évoqués précédemment, et le Citoyen-Général (Der Bürger-General, 1793), qui traite de la Révolution comme d'une farce où d'ambitieux opportunistes dupent les petites gens trop crédules. La version tragique allait paraître en 1803. Fondée sur les Mémoires historiques de Stéphanie de Bourbon-Conté, écrits par elle-même (1798), cette œuvre dramatique met au centre de l'intrigue un être promis à un avenir brillant dans les cercles proches du roi, mais à qui l'agitation du temps impose de longues tribulations.