Aussi est-il juste que l'année 1999 ait été marquée tant par la célébration du 250e anniversaire de la naissance de Goethe que par le choix de Weimar comme capitale culturelle de l'Europe. Le fil a été de cette manière renoué avec un âge d'or dont Germaine de Staël a donné dans son De l'Allemagne (1810) une image enthousiaste bien que très partiale.
Une nouvelle version des Lumières
L'envergure du nombre de projets et de réalisations goethéens se retrouve dans une manière tout à fait nouvelle de repenser la question de la (et des) littérature(s) nationale(s). Lessing et Herder étaient restés, le premier surtout, enfermés dans l'aporie majeure de l'Aufklärung allemande. Désireux, à juste titre, de faire naître en langue nationale des œuvres de qualité aptes à égaler les productions des grandes nations européennes, ils avaient tenté de ruiner le prestige français et d'affirmer, Herder particulièrement, la supériorité prochaine et totale du génie allemand.
Mais le même Herder avait ouvert une autre route : celle de la prise en compte la plus large des peuples, et spécialement des littératures, anciennes et modernes, écrites et orales, européennes et extra-européennes. C'est Goethe qui assuma ce legs avant de l'élargir pour lui donner le nom a priori surprenant de « littérature universelle » (« Weltliteratur »), mais dont la signification dépasse infiniment l'espace des lettres. Le Voyage en Italie était déjà devenu sous sa plume une « hégire », à la manière de l'« expatriement » de Mahomet, soit donc un élargissement des activités de l'esprit à d'autres univers, d'autres cultures, d'autres langues, d'autres pensées. La genèse du Divan oriental d'Occident (West-östlicher Divan, 1819) fait apparaître la fin du lien exclusif avec les modèles d'Athènes, de Rome et de Jérusalem. Le texte illustre la reconnaissance par Goethe de la validité de la parole coranique selon laquelle « Dieu aurait donné à chaque peuple un prophète pour parler dans sa langue ». La traduction occupe alors une place privilégiée dans les activités de Goethe, qui s'intéresse aux poètes arabo-persans, aux chansons populaires serbes et grecques modernes, aux formes spécifiques scandinaves et, plus tard, à Diderot (le Neveu de Rameau).
Conscient qu'il est de l'importance grandissante prise dans toute l'Europe par les lettres et la philosophie allemandes, Goethe combat toutefois les fureurs nationalistes naissantes, dont Herder n'avait pas été entièrement exempt. La « littérature universelle » telle qu'il la comprend découvre sa nature profonde : valeur culturelle fondée sur le respect de l'autre et l'échange, elle est avant tout médiation, tâche pour laquelle, dira Goethe, les Allemands ont une prédisposition particulière. Mais via cette extension du concept aux faits de communication et de « commerce », d'esprit mais aussi de biens matériels, Goethe se fait le héraut d'un « état de culture » en devenir. Les mots clés en sont ceux de « relations » (« Bezüge »), de commerce (« Handel », « Verkehr »), de « conversation » (« Gespräche »). Les preuves les plus abondantes en sont contenues dans la correspondance avec l'Écossais Thomas Carlyle et celle, moins riche cependant, avec David d'Angers.
Sagesse de Goethe ? Le mot est galvaudé, mais il vaut admirablement pour les années qui font suite au congrès de Vienne où le retour de la paix paraît à Goethe riche de promesses quant à une meilleure utilisation des énergies. Il vaut aussi pour une observation exceptionnellement aiguë des hommes et des sociétés, mises en péril par la vitesse, les débuts de l'industrialisation, l'explosion de la circulation des marchandises. Il arrive à Goethe de se montrer inquiet, de parler par exemple d'un « siècle vélociférien ». Mais ce qui l'emporte, c'est l'acceptation de ces changements en termes de culture, pacifique et humaniste.
Goethe fut-il, est-il un symbole de la nation allemande ? Certainement pas si l'on parle d'un patriotisme dévoyé en impérialisme. Pas davantage si l'on se remémore la captation de l'artiste et de Schiller travestis en génies tutélaires (les Dioscures) de l'Empire de Guillaume II, tout d'enflure bravache. Moins encore si l'on songe au sort de Weimar : son rôle de capitale de la première tentative de démocratie en Allemagne ne l'exempte pas d'avoir été le siège de l'exposition nazie consacrée à l'« art dégénéré ». Et que dire du si troublant voisinage de la cité avec le camp de Buchenwald ? Plus qu'en France, on le comprendra, ces aspects de la question taraudent la conscience allemande aujourd'hui encore. « Oui », cependant, parce que le poète a fait pour toujours de la langue allemande un outil propre à tout exprimer des savoirs et des arts. Lui-même en fut un praticien virtuose, le plus profond, sans aucun doute, ne cédant jamais au mirage d'un parler philosophique porté par d'autres à un niveau extrême d'obscurité. « Oui », encore, parce qu'il a transmis aux générations futures des poèmes devenus trésor commun. Leur mise en musique par les meilleurs musiciens, de Mozart à Beethoven, Brahms, Schubert jusqu'aux modernes, a pareillement façonné la mémoire collective. Quant à Faust, à l'architecture si étonnante, il n'est pas, contrairement à ce qui fut longtemps affirmé, l'image d'une prétendue « âme allemande » tendue vers l'action et la réalisation de l'absolu. C'est bien davantage une méditation cosmique sur la vie, l'individu, ses affects, sa vie spirituelle, son être social : ni F. Liszt, ni H. Berlioz, ni R. Schumann, ni Busoni ne s'y sont trompés. « Oui », enfin, parce que le réexamen actuel de l'œuvre de Goethe fait comprendre que la catastrophe de ce siècle n'a pas son origine dans la culture qu'a, mieux que quiconque, illustrée Goethe, mais dans son insuffisante pénétration dans toutes les couches de la société d'outre-Rhin.
Quelques pistes
L'autobiographie de Goethe (Poésie et vérité, trad. de Pierre du Colombier, Paris 1993) contient les souvenirs de l'écrivain sur les débuts de son existence jusqu'au départ pour Weimar en novembre 1775. Sur Francfort, on dispose du très vivant travail de Herbert Heckmann (Frankfurt mit Goethes Augen, 1985). La vie quotidienne à Weimar a été racontée sur un mode familier par Karl August Böttiger : Literarische Zustände und Zeitgenossen, Berlin 1998 (édit. augmentée). Peter Merseburger a fait paraître une précieuse mise au point historique sur la capitale du classicisme allemand (Mythos Weimar. Zwischen Geist und Macht, Stuttgart 1998), vaste panorama qui inclut tout le xxe siècle jusqu'à la chute du mur de Berlin.
Jean-Marie Valentin
Professeur à la Sorbonne