Sur fond d'affaires de corruption, d'échecs et de promesses non tenues, notamment pour résoudre la permanente régression de l'emploi, les partis dits de gouvernement sont sévèrement sanctionnés. Avec plus de force encore qu'aux dernières législatives, les électeurs expriment leur ras-le-bol des déclarations de bonnes intentions qui ne débouchent sur rien. À l'exposé des problèmes, ils indiquent clairement qu'ils préfèrent l'énoncé des solutions. Ils en ont assez de la langue de bois et plébiscitent les coups de gueule d'un Tapie ou d'un de Villiers, voire d'un Le Pen. La crise et le chômage donnent à l'électorat l'impression que les socialistes et les libéraux tiennent le même discours et échouent à tour de rôle. « La clarté du processus représentatif a été faussée » explique dans l'Express Alain Lancelot, directeur de Sciences Po, « lorsque, à partir de 1984, François Mitterrand a changé de politique sans en appeler aux Français. Et la cohabitation n'a fait qu'obscurcir les choses. » Résultats : aux énièmes mesures gouvernementales pour l'emploi, ils applaudissent à l'initiative surréaliste du patron de l'OM, qui veut rendre le chômage « illégal », et s'engouffrent, pour certains, derrière le député de Vendée qui met sur le dos de l'Union européenne tous les maux du pays, en prônant, à l'image de Le Pen, le retour à un certain nationalisme. En réalité, les partis institutionnels récoltent ce qu'ils ont semé. Coincés entre les sondages (mauvais) et les médias, ils ont privilégié la navigation à vue. L'Europe fait-elle peur à une France frileuse et repliée sur elle-même ? Dominique Baudis, que l'on ne peut pas soupçonner d'être un « euro-sceptique », met son drapeau européen dans sa poche pour ne pas aller à contre-courant. Prisonnier de son ambition présidentielle et victime de la guerre des tendances au sein du PS, Michel Rocard cède le terrain de la gauche à Bernard Tapie, qui fera un tabac dans l'électorat populaire. Tapie-de Villiers-Le Pen : un trio de choc qui réunit tous les ingrédients du populisme. Ces trois hommes qui, chacun dans leur registre, ont un talent certain, ont su exploiter à fond le désarroi des électeurs. Jouant sur le discrédit de la classe politique et la précarité de la situation économique, tablant sur l'effet de contagion provoqué par la victoire de Silvio Berlusconi en Italie et misant sur la peur de l'Europe, ils sont montés à l'assaut de l'establishment. Une opération « mains propres » à la française où l'antiparlementarisme se dissimulait à peine. Philippe de Villiers n'avait-il pas, en troisième sur sa liste, le juge Thierry Jean-Pierre, grand pourfendeur des turpitudes de notre élite ? Sans doute, tous les politologues l'admettent, il y a une très grande volatilité de l'électorat et cette volatilité est particulièrement sensible lors d'un tel scrutin, à la proportionnelle et sans réel enjeu national. Ce souffle populiste né dans les urnes, le 12 juin, peut donc retomber. Reste que, au lendemain de cette élection et alors que les « affaires » fleurissent, ceux qui ont su séduire plus de 7 millions de Français n'entendent pas rester en dehors du débat présidentiel. De Radical à Mouvement pour la France en passant par le Front national, chacun a désormais sa propre structure et tous sont déjà candidats déclarés ou potentiels à l'Élysée. L'establishment est prévenu : il ne pourra pas jouer sans eux.
La chute de Rocard
En cette fin d'après-midi, le 19 juin, dans ce temple de la modernité et du futurisme qu'est le grand hall de la Villette, à Paris, Michel Rocard est un homme brisé. Le champion de la deuxième gauche, celui qui, un temps, incarna les espoirs de son camp, fut dans les sondages l'un des leaders les plus populaires du socialisme et voulut être, à la fois, Mendès France et François Mitterrand, la rigueur morale et l'efficacité politique, n'est plus rien. Envolé, son destin élyséen. Son ambition de toute une vie s'est fracassée sur les récifs électoraux d'un scrutin européen aux résultats désastreux. La liste qu'il menait n'a obtenu que 14,5 % des voix. Un score calamiteux qui lui coûte son statut de « candidat naturel » du PS à l'Élysée et sa place de premier secrétaire du Parti socialiste, fonction qu'il avait acquise de haute lutte, il y a à peine quinze mois. C'est la victoire du mitterrandisme. Henri Emmanuelli, avec l'aide des fabiusiens, des grognards du chef de l'État et des tenants de la gauche socialiste de Julien Dray, vient de le débarquer du fauteuil qu'occupait jadis un certain François Mitterrand, rue de Solférino. Jamais ces derniers n'avaient accepté cet « usurpateur » à une telle place. À moins d'un an de l'échéance présidentielle, Michel Rocard est donc contraint de quitter le devant de la scène politique pour rejoindre des coulisses obscures. Le « mythe Rocard » a vécu, il appartient désormais à l'histoire de son mouvement, classé au rayon des accessoires inutiles. L'ancien leader du PSU, l'adepte du parler vrai et du réalisme économique, l'adversaire de la « ligne » Mitterrand, après quarante ans de militantisme, est hors jeu. Idéologiquement, le PS avec Emmanuelli opère un brusque virage à gauche et, politiquement, l'opinion n'est plus en phase avec lui. Avec le temps et la pratique, son discours s'est usé, a cessé de plaire et beaucoup sont prêts à lui retourner le compliment sur l'archaïsme qu'il avait adressé, il y a quelques années, à François Mitterrand. Un comble ! À vouloir conserver sa double casquette de patron du PS et de candidat à l'Élysée, Rocard s'est fourvoyé. Trop soucieux de son propre destin national, il n'a pas, c'est une évidence, réussi à rénover le parti comme il l'avait annoncé. Il s'est laissé enfermer dans une guerre des courants qu'il n'a pas su gagner et a contribué, ainsi, à brouiller encore plus son image aux yeux de l'opinion. Il est apparu comme un otage des jeux d'appareils. Déjà, lors de son passage à Matignon, le Premier ministre Rocard n'avait pas su, par prudence et pour ne pas injurier l'avenir – son avenir –, surprendre. Les Français attendaient de lui de l'imagination et de l'audace, ils n'ont eu qu'un gestionnaire soucieux des grands équilibres et de sa popularité. Sans doute, ce qui avait fait son originalité dans les années 1970, le modernisme et le réformisme, a-t-il été récupéré, depuis longtemps, par l'ensemble des socialistes et a-t-il banalisé le personnage. Mais que de frilosités ! Ne voulant pas s'attirer les foudres de l'Élysée, croyant naïvement que François Mitterrand en remerciement de sa fidélité l'adouberait comme successeur, Rocard n'a pas fait entendre sa différence. Bien malgré lui, ce protestant rigoureux a été assimilé par les électeurs à la gauche des affaires et tenu, au même titre que les autres responsables du PS, comme comptable de fait des quelque trois millions de chômeurs. Sa catastrophique campagne électorale du mois de juin n'a fait que précipiter sa chute et mettre un point final à son rêve. Aujourd'hui, simple député européen, ayant abandonné le dernier mandat national qui lui restait, celui de maire de Conflans-Sainte-Honorine, devenu, à 64 ans, « militant de l'espérance » selon son expression, Rocard, par une cruelle ironie de l'histoire, voit triompher son vieux complice. Alors que Mitterrand se retire, Jacques Delors, autre champion de la deuxième gauche, lui vole la vedette. Le PS – qui n'est pas à une contradiction près – plébiscite cet homme providentiel. Qu'importe que le président de la Commission européenne incarne la sociale-démocratie que voulait imposer l'ancien Premier ministre ! Au nom de l'efficacité électorale, tout est permis. Michel Rocard, en militant discipliné, ne peut qu'apporter sa caution. Qu'importe ! L'Élysée lui est sans doute interdit, mais pas les premiers rôles, comme le montre sa très active campagne en faveur de son « ami de quarante ans », qui ne se présente pas pour autant.
Le « terrible » Charles Pasqua
L'été n'a pourtant pas formidablement commencé pour le ministre de l'Intérieur. « L'affaire de sa vie », la loi sur l'aménagement du territoire, reçoit un accueil mitigé dans les rangs de la majorité, son idée de relancer les primaires n'enthousiasme guère les siens et la gaffe d'un inspecteur des RG mettant sur écoute le conseil national du PS qui débarque Michel Rocard provoque un tollé de protestations, à droite et à gauche. Non, Charles Pasqua, en ce début d'été, n'a pas la baraka. Mais le mois d'août va lui permettre de se rattraper. Alors que les Français et les plus hautes autorités de l'État, président de la République et Premier ministre en tête, sont en vacances, le terrible M. Pasqua, comme l'a nommé un jour François Mitterrand, ne va plus quitter le devant de la scène. Il va intervenir sur tous les fronts et toujours en première ligne. D'un coup, le premier flic de France va être le gouvernement à lui tout seul, volant la vedette aussi bien au ministre des Affaires étrangères qu'au Premier ministre. La place Beauvau déborde d'activités et son occupant investit les plateaux de télévision. L'actualité le lui permet. Le 3 août, le dramatique assassinat de cinq Français, trois gendarmes et deux agents consulaires, en Algérie, est l'occasion pour Pasqua de lancer dans Paris de vastes gesticulations de sécurisation. Coups de filets spectaculaires, opérations coup de poing et quadrillage de la capitale pour « terroriser les terroristes ». Dans son élan et profitant de l'absence des ministres concernés, c'est lui qui communique au nom du gouvernement, analyse la situation algérienne, sermonne les capitales étrangères qui n'en font pas assez contre la montée du fondamentaliste et définit presque la politique de la France ! Sur le thème : il n'y a pas d'islamisme modéré, Paris doit soutenir le gouvernement algérien. Un vrai festival qui agace Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères en titre, qui n'est pas sur la même longueur d'onde et oblige Édouard Balladur à intervenir. Mais un festival qui rassure les Français. Ils adorent le côté cogneur et grande gueule de Pasqua. Les sondages le prouvent. Jamais, place Beauvau, un ministre n'a été aussi populaire. À peine deux semaines après, le 15 août, revoilà Pasqua superstar. Une conférence de presse devant plus d'une centaine de journalistes internationaux, le 20 heures de TF1, le ministre de l'Intérieur, rayonnant, décrit le récit de l'arrestation de Carlos. Ilitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, le terroriste le plus recherché du monde depuis vingt ans, a été localisé au Soudan et « cueilli » par les services français. « Ses » services. Pasqua s'approprie les bénéfices de l'opération. Rien ne semble pouvoir lui résister. Il se positionne en homme fort de la majorité. Pour aller jusqu'où ? Quelle est son ambition, commence-t-on à s'interroger du côté de Jacques Chirac et d'Édouard Balladur ? Peut-il faire un présidentiable ? A-t-il de telles visées ? « Je n'exclus rien, répond l'intéressé, s'il y avait des primaires. » Ah, les primaires ! C'est le leitmotiv du ministre de l'Intérieur. Il les a ressorties de son placard pour régler, croit-il ou fait-il semblant de croire, le problème de la multiplication des candidatures au sein de la majorité. Il est gaulliste ; son initiative, pas du tout, totalement contraire même à l'esprit de la Ve République, qu'importe ! Elle lui permet de conserver la main dans la course à l'Élysée. Ce « piège à cons », selon Philippe Séguin, le président de l'Assemblée nationale, accepté à contrecœur par Chirac et par tactique par Balladur, tient en haleine l'opinion bien au-delà de l'été. De façon récurrente, Pasqua, contre vents et marées, ne tenant pas compte des réserves constitutionnelles et de l'infaisabilité matérielle de l'opération, n'en démord pas. Pour lui, c'est l'assurance-victoire de la majorité. Une opinion partagée par bon nombre de Français. Là encore, rien n'est neutre, Pasqua cultive sa popularité et son image de sage. En réalité, son activisme paraît difficilement dissociable de l'échéance présidentielle à venir. En jouant l'homme de fer, un rôle où il excelle, en s'ouvrant un espace, à l'aile droite de la majorité, aux frontières du Front national, Pasqua entend bien montrer qu'il n'est pas un faiseur de roi. Il ne se résigne pas vraiment à ce rôle d'arbitre dans le match Balladur-Chirac. Pas convaincu par les deux hommes, n'ayant pas encore vraiment choisi entre eux, il hésite à rallier avec armes et bagages l'un des challengers. Et fait monter la pression. Impressionnés par sa force de frappe, sa popularité et ses troupes, le maire de Paris et le Premier ministre courtisent le terrible M. Pasqua. Oui, mais l'hôtel Matignon, c'est peu quand on rêve à l'Élysée.
Les difficultés du PR
« J'ai été sacrifié sur l'autel de la raison d'État et de l'opportunité politique. » Fin de partie pour Gérard Longuet. Le 14 octobre, ce pilier de l'équipe Balladur, président du Parti républicain et ministre de l'Industrie, des Postes et télécommunications, et du Commerce extérieur, doit jeter l'éponge. Mis en cause par le juge Renaud Van Ruymbeke pour les conditions d'acquisition de sa villa tropézienne et le financement du PR, il est contraint à la démission. Il quitte la rue de Ségur, siège de son imposant ministère. Les quelques jours de grâce que lui avait accordés le Premier ministre pour se justifier n'auront pas suffi. Sa situation devenait intenable et risquait, si elle se prolongeait, de mettre à mal la crédibilité du gouvernement dans son ensemble. Quelques jours après l'incarcération d'Alain Carignon, le président du conseil général de Lorraine est le deuxième ministre du gouvernement de cohabitation à devoir répondre à la justice. Au sein du PR, l'onde de choc est considérable. D'autant que, dans l'affaire du financement du siège du parti, rue de Constantine, les noms de François Léotard et d'Alain Madelin, en charge respectivement des portefeuilles de la Défense et du Développement économique, tous deux également responsables du PR, sont évoqués. Pour la deuxième formation de la majorité et la principale composante de l'UDF, qui s'est rangée ouvertement derrière Édouard Balladur pour l'élection présidentielle, la météo politique est mauvaise. Très mauvaise. Un avis de tempête est annoncé. Certes, après cette démission forcée, dans la majorité, tout le monde salue le « courage », le « sens des responsabilités » et la « dignité » de Longuet. Mais déplore, en privé, l'imprudence du ministre et les conséquences politiques catastrophiques qu'une telle affaire déclenche. Dix-huit mois après son triomphe sur la gauche, la droite vit un cauchemar. Elle est rattrapée, à son tour, par les affaires et est menacée de perdre son capital de confiance. D'autant que là, dans le cas de Gérard Longuet, se mêlent financement des partis politiques et enrichissement personnel. C'est en enquêtant sur l'argent occulte du PS que le juge Van Ruymbeke en est arrivé à s'intéresser aux finances du PR, à découvrir, via des banques panaméennes et luxembourgeoises, un réseau international de collectes de fonds, et à se pencher sur le patrimoine du ministre de l'Industrie. Résultat : sa villa de Saint-Tropez aurait été sous-facturée par un entrepreneur ami. Il peut être poursuivi pour abus de biens sociaux, voire trafic d'influence. Sanction : la démission. Jusqu'au bout, pourtant. Longuet a essayé d'apporter la preuve de sa bonne foi et de se maintenir au gouvernement. Le Premier ministre lui a même accordé un délai. Mais la pression a été trop forte. Le risque trop grand. Pas question de brouiller encore plus l'image d'un gouvernement déjà atteint de plein fouet par l'arrestation de l'ancien ministre de la Communication. D'autant que les fondements de la stratégie balladurienne sont justement de se montrer uniquement préoccupé à gouverner le pays et de ne pas transiger avec la moralité publique. Dans ce dossier, en tentant de retarder l'échéance de son départ du gouvernement. Longuet aura mis ses amis en difficulté. Avec la mise sur la touche de ce « baron », le Premier ministre perd un allié de poids. C'est lui qui, avec François Léotard, avait rallié le PR à la cause de l'hôte de Matignon. Son successeur à l'Industrie, José Rossi, n'a pas la même envergure, le même poids politique. Une des pièces essentielles du dispositif élyséen du « non-candidat » Balladur est donc mise hors jeu. Même si la présomption d'innocence reste la règle, il est difficile, voire impossible, pour l'ancien ministre de l'Industrie de monter désormais en première ligne avant que la justice ne se soit prononcée. Mais, au-delà de sa personne, c'est le PR dans son ensemble qui est fragilisé. Les ennuis judiciaires de son président et les suites qui pourraient en découler pour d'autres responsables du parti mettent à mal sa cohésion, sa crédibilité et son efficacité dans les prochaines batailles électorales. Une situation qui ne manque pas de réjouir les giscardiens et les chiraquiens qui – c'est un euphémisme – supportaient mal l'activisme pro-balladurien de la bande à Léo. Valéry Giscard d'Estaing n'avait guère apprécié que cette dernière veuille le débarquer de la présidence de l'UDF et, en menaçant de quitter la confédération, oppose un veto à toute ambition présidentielle autre que celle de Balladur. Jacques Chirac ne décolérait pas contre ces jeunots qu'il avait contribué à mettre en selle dans le premier gouvernement de cohabitation et qui, depuis, ne cessaient de s'opposer à lui et à son destin national. Gérard Longuet, toujours président de la Région Lorraine et du Parti républicain, pourra-t-il conserver ses fonctions ? Dans l'Est, ses amis font bloc autour de lui. Mais, au PR, des voix déjà s'élèvent pour contester l'homme et la ligne politique qu'il avait imposée.
Les non-candidats
« Je travaille. Je me consacre au redressement du pays et c'est bien suffisant. Je ne souhaite pas parler des échéances présidentielles avant le début de l'année prochaine. » C'est entendu, Édouard Balladur a d'autres chats à fouetter que de s'engager dans la bagarre électorale pour l'Élysée.