Chroniques politiques
Le CIP
Trois lettres synonymes de cauchemar pour Édouard Balladur. Trois lettres qui, pendant le mois de mars, ébranlent le gouvernement, font déferler dans les rues des dizaines de milliers de jeunes et permettent aux syndicats de retrouver leur unité. Le spectre de mai 1968 resurgit. Et, au bout du compte, pour éviter un krach social, un pouvoir qui recule sans gloire. Enterre un projet mal ficelé. Pour Balladur, les dégâts politiques sont considérables. Sa majorité en sort divisée et son image sérieusement écornée. À l'origine, rien ne laissait présager un tel séisme. Le contrat d'insertion professionnel (CIP) est une des nombreuses dispositions de la loi quinquennale sur l'emploi, mise en chantier par Michel Giraud, ministre du Travail. Objectif initial : favoriser l'insertion de jeunes non qualifiés en autorisant les employeurs à ne les rémunérer qu'à 80 % du Smic. Mais, face à la montée du chômage chez les jeunes diplômés, le pouvoir décide d'en étendre l'application aux étudiants. Quand, le 24 février, le décret d'application sort au Journal officiel, c'est l'explosion. Le CIP devient le « Smic jeunes ». Aussitôt, la machine étudiante et syndicale s'empare de l'affaire. Et une équation ravageuse fait son apparition : « Bac + 2 = Smic – 20 % ». Le 3 mars, comprenant son énorme bourde, Matignon tente, dans la précipitation, d'amorcer le recul, de vider de son contenu le fameux contrat : non, les diplômés ne recevront jamais moins que le salaire minimum. Trop tard, le mal est fait. L'incompréhension est totale entre la jeunesse et le gouvernement. Les manifestations se multiplient, à Paris et en province, pour en réclamer l'abrogation pure et simple. Le CIP, et c'est l'erreur du gouvernement de ne pas l'avoir compris, touche à deux tabous, deux principes sacro-saints de la société française : le salaire minimum et les diplômes. Après onze ans de rigueur, s'en prendre à ces deux mythes, reconnaître que les diplômes ne sont plus synonymes de promotion sociale et que le Smic peut être remis en cause, est une faute lourde. Et révélatrice aussi de la coupure existant entre l'équipe Balladur et la réalité du terrain. Mais comment réparer la casse ? Opérer un repli stratégique qui ne s'assimile pas – après les reculs sur la loi Falloux, en janvier, et à Air France, en octobre – à une véritable déroute. Le Premier ministre charge Nicolas Sarkozy, ministre du Budget et porte-parole du gouvernement, qui a l'avantage de sa jeunesse (39 ans), d'entamer des négociations secrètes avec les organisations étudiantes et lycéennes. Le 28 mars, au cours d'une ultime tractation à l'hôtel Matignon, Balladur déclare que le CIP est suspendu et que Michel Bon, patron de l'ANPE, a pour mission, en une semaine, de trouver un autre système et de créer une « ANPE jeunes ». Deux jours plus tard, à la veille d'une manifestation monstre, il annonce le retrait pur et simple du contrat d'insertion professionnel. Le choix de la raison : en démocratie, un gouvernement ne peut faire durablement la « guerre » à sa jeunesse. Mais quel gâchis ! Politiquement, le bilan est sévère pour le Premier ministre et son équipe. D'abord, l'aventure du CIP a révélé un dysfonctionnement gouvernemental. Ensuite, elle a mis à mal l'unité de la majorité. Enfin, elle a fragilisé Édouard Balladur. Nicolas Sarkozy, que ses fonctions ministérielles ne destinaient pas à monter en première ligne, a dû se démultiplier pour éviter que Matignon ne soit trop exposé. Les ministères en charge de la jeunesse (Éducation, Enseignement supérieur, Jeunesse et Sports) ont été incapables de réagir et n'ont rien vu venir. Alors qu'il y a une fragilisation extrême du tissu social, le gouvernement manque cruellement de relais dans la société.
Pendant toute cette période, Balladur a pu tester la maigreur du soutien dans son propre camp. Il s'est retrouvé bien seul. Son rival dans la course à l'Élysée. Jacques Chirac, n'a pas laissé passer l'occasion de se démarquer et de donner des leçons sur l'art et la manière de faire de bonnes réformes. Certains, à l'UDF, en ont profité pour rappeler la nécessité d'avoir, à la prochaine présidentielle, un candidat issu de ses rangs et non plus de supporter les couleurs balladuriennes. C'est la fin de l'exception. De l'état de grâce pour l'hôte de Matignon. Certes, il reste le mieux placé pour l'Élysée, mais il n'est plus intouchable. Sa chute est sensible dans les sondages. A-t-il fait preuve de faiblesse ou, avec retard, d'une capacité d'écoute ? En tout cas, son aptitude à réformer est atteinte. La crise sociale provoquée par le contrat d'insertion professionnel, venant après la colère des marins pêcheurs, à Rennes, n'aura fait qu'un seul rescapé : la gauche. En pleine campagne des élections cantonales et alors que les sondages lui prédisaient une nouvelle Berezina, elle a limité la casse. Et même sauvé miraculeusement quelques conseils généraux.
La vague populiste
Jamais scrutin européen, en juin, n'aura tant secoué et modifié la donne politique française. Au soir de l'élection, des élections pour rien avait-on prédit, sans enjeu et au taux d'abstention record, le pays est balayé par un souffle protestataire à l'italienne sans précédent. On connaissait le rejet qui frappe la politique et la méfiance qu'inspire l'Europe, mais là, c'est une nouvelle France qui sort des urnes. Près de quarante ans après la percée du poujadisme, c'est une formidable vague populiste qui déferle. À gauche, Bernard Tapie, avec plus de 12 % des voix, fait exploser en plein vol le candidat socialiste Michel Rocard (14,5 %). À droite, le Vendéen et très anti-européen Philippe de Villiers réunit sur son nom 12,5 % des suffrages et met à mal la liste d'union de la majorité menée par le maire de Toulouse, Dominique Baudis (25,5 %). Avec Jean-Marie Le Pen (10,5 %), sans parler des Chasseurs et Pêcheurs (4 %), c'est près de 39 % des suffrages et 7,5 millions d'électeurs qui laissent éclater leur colère à l'égard de leurs élites politiques. Sans doute ces élections à la proportionnelle permettent-elles tous les excès et tous les avertissements sans frais. Mais l'ampleur du phénomène illustre bien la crise de la démocratie représentative qui secoue la France. Dans un sondage Ifop pour le compte de l'hebdomadaire l'Express, 66 % des Français estiment la classe dirigeante coupée du peuple. Dans ces conditions, ce n'est pas étonnant qu'ils apportent de plus en plus leurs suffrages à des listes antisystèmes. Quitte à se jeter dans les bras des démagogues.