Deuxième choc pour les grands partis : la mise en cause, sur une grande échelle, de leurs circuits de financement. Le PS avait été atteint au cours des exercices précédents. C'est au tour du PR et du RPR de passer à la trappe du pouvoir judiciaire. Décidément, les P-DG sont tous logés à la même enseigne et la suspicion qui les submerge ne peut qu'être renforcée par le spectacle de leur parfait dysfonctionnement dans le cadre de la préparation des élections présidentielles. Coupés de leurs électeurs, et bien peu soucieux de les inviter au banquet préélectoral par le jeu de primaires que chacun repasse à son voisin comme le plus brûlant des mistigris, méfiants à l'égard des dizaines de milliers d'élus qui forment le véritable encadrement de la société politique, mais qui ont le tort de n'être contrôlés par personne, réduits aux cliques et aux claques de quelques milliers de militants déchirés, les grands partis subissent durement – et c'est le troisième choc qui leur est infligé – le contrecoup de la précampagne présidentielle. Impuissants, du fait de leur inconsistance tumultueuse, à fabriquer des candidats légitimes, ils se révèlent incapables de « concourir à l'expression du suffrage », comme les y invite pourtant la Constitution. Résultat, les deux champions politiques de l'année 1994, Édouard Balladur et Jacques Delors, puisent dans la distance avec leurs partis respectifs le secret d'une popularité qui réside autant dans la condamnation du système partisan que dans l'adhésion à leur personne.
Fin de cycles
Si le mal est avéré, l'espoir d'une renaissance politique est-il pour autant interdit ? Tout nous indique en vérité que nous touchons aujourd'hui à la fin d'un cycle, ou plutôt de trois cycles d'inégale ampleur, mais qui, en achevant simultanément leur révolution, nous plongent dans le plus grand désarroi. Il y a d'abord le cycle court, celui de la plus sévère dépression économique de l'après-guerre, qui aura dominé les quatre dernières années, dressant face à face la France de l'exclusion et celle de l'inquiétude, ceux qui n'ont rien et ceux qui ont peur de perdre ce qu'ils ont, unis par un même pessimisme et séparés par l'inégalité de leurs ressources dans l'épreuve. Il y a, ensuite, le cycle intermédiaire, inauguré par l'arrivée des socialistes en 1981, caractérisé par la dégradation d'une mystique de gauche en politique néolibérale et qui s'achève avec la douloureuse fin de règne de François Mitterrand, l'effondrement de l'espérance rocardienne et le divorce, symbolisé par Bernard Tapie, des deux fondements indivisibles de la gauche française, la protestation populaire et l'exigence éthique.
Il y a enfin, surplombant l'ensemble, la clôture du cycle de l'après-guerre, le refermement de cette parenthèse de cinquante années dominée par la mémoire de l'Holocauste, les disciplines de la guerre froide, la construction communautaire d'une moitié d'Europe, le volontarisme républicain, les grands partis autoritaires, les mobilisations militantes, le manichéisme des sentiments et la foi en l'avenir. 1994 restera sans doute comme l'année où les Européens auront fini par accepter, en Bosnie ou en Tchétchénie, de se mettre à l'heure des années 30, où des fascistes auront retrouvé le pouvoir en Italie, où, dans la complexité rétablie de Vichy, le passé antérieur du président de la République aura rattrapé son histoire sainte et où, enfin, le simple énoncé d'une espérance est perçu par un candidat potentiel à la présidence de la République comme une fatale incongruité.
Tout crépuscule est suivi d'une aurore : de celle qui nous attend, nul ne sait rien et c'est bien cette gestation confuse d'un enfant inconnu qui fait de 1994 l'année de toutes les incertitudes.
Jean-Louis Bourlanges
Député européen, auteur de Droite, année zéro, Paris, Flammarion, 1988 et de Le diable est-il européen ? Paris, Stock, 1992.