Jeux de massacre
Partis disloqués, idéologies en miettes, dirigeants suspectés, élus déconsidérés, citoyens déboussolés : 1994 aura bien été pour les professionnels de la chose publique l'annus horribilis. C'est à une véritable danse macabre de l'ancienne société politique qu'assiste depuis des mois une France partagée entre l'étonnement, l'indignation et la lassitude. Danse exécutée en quatre mouvements que rythme l'alternance des saisons.
L'hiver aura été voué à la contestation du gouvernement par le couple enseignants-enseignes dressés contre la révision de la loi Falloux et le Contrat d'insertion professionnelle : rude réveil pour l'équipe d'Édouard Balladur qui se voyait refusé le temps de savourer la conclusion victorieuse des négociations du GATT et se retrouvait brutalement confrontée au mélange de frustration suspicieuse et de crainte du changement si caractéristique d'une opinion en crise.
Au printemps, la machine à broyer les espérances s'en prend au Parti socialiste et à son chef, Michel Rocard : s'ils parviennent à franchir sans dommages l'étape bien balisée des cantonales, ceux-ci ne résistent pas en revanche à l'épreuve, traditionnellement risquée, il est vrai, des élections européennes. Au soir du 12 juin 1994, si la gauche, toutes tendances confondues et toutes divergences additionnées, fait un score honorable, en revanche le Parti socialiste et son premier secrétaire sont tombés au champ d'honneur.
Le jeu de massacre reprend de plus belle à l'été et frappe désormais à droite : un, deux puis trois membres du gouvernement sont entendus, démissionnes, mis en examen et l'un d'entre eux est écroué. Balladuriens et chiraquiens sont équitablement atteints par une machine judiciaire que rien n'arrête et qui prétend frapper « tout ce qui touche ». La litanie des mises en cause fait songer à celle des mises à mort dans les Dix Petits Nègres, le chef-d'œuvre d'Agatha Christie, qui voit un juge pervers et manipulateur assassiner un par un une brochette de citoyens au-dessus de tout soupçon !
Le clou du spectacle aura toutefois été conservé pour l'automne et réservé à la gauche, avec l'étonnante mise en scène de la candidature en trompe-l'œil de Jacques Delors. Symétrique de l'inévitable et prosaïque participation de Jacques Chirac, l'ultime chimère présidentielle de la gauche porte à son comble la dissociation des apparences et du réel, du spectacle et de la vie, des mots et des choses. Après l'assassinat de son candidat virtuel, le Parti socialiste invente un nouveau produit médiatique : le suicide de son candidat fictif. Comme l'île enchantée d'Alcine dans les fêtes de l'âge baroque, la merveilleuse utopie se dissout en direct à TF1 un soir de grande écoute, plongeant dans une stupeur douloureuse un peuple de gauche qui se sent confusément floué, mais qui ne sait pas s'il est d'abord la dupe du faux candidat, du tintamarre médiatique qui a entouré sa non-initiative, des imprésarios socialistes qui l'ont lancé ou tout simplement de lui-même.
Le résultat des courses est clair et déconcertant. Sur le « champ de ruines » décrit par Michel Rocard et qui déborde largement les frontières de la gauche, survivent à la fin de l'année deux présidentiables et deux présidentiables seulement, tous deux de droite, tous deux issus du RPR, Édouard Balladur et Jacques Chirac. Or, par une facétie suprême de l'histoire, ce trop-plein de candidatures néogaullistes, loin d'attester la vitalité du parti dont celles-ci sont issues, est un signe d'échec, la marque d'une incapacité désormais publique du RPR à réguler ses propres forces. Qu'elle prenne la forme de la pléthore ou de l'indigence, la crise économique est décidément partout.
Inflexions idéologiques
Elle est partout et elle est double dans la mesure où elle affecte simultanément les représentations idéologiques des Français et le fonctionnement concret de leur système partisan. Sur le plan idéologique, 1994 voit éclore une évolution engagée au cours des dernières années et qui marque une rupture sensible par rapport au credo en vigueur à la fin des années 80. On relèvera d'abord un impressionnant reflux de l'idéologie libérale et un retour en force de l'interventionnisme d'État. Les partisans d'un contrôle accru de l'État sur les entreprises, qui n'étaient que 26 % en avril 1990, comptent désormais, selon la SOFRES, 44 % des Français, soit à peu près autant qu'en novembre 1980. Chiffres fascinants, dans la mesure où ils décrivent une arithmétique des préférences telle que l'humeur idéologique des Français paraît systématiquement aux antipodes de leurs choix politiques : keynésienne avant 1981, libérale pendant la période socialiste et de nouveau dirigiste depuis le retour en force des libéraux... Miracle d'équilibre d'un peuple qui semble opposer en permanence au pouvoir de ses votes le contre-pouvoir de ses idées !