Portraits politiques
Jacques Chirac et son « double »
En amplifiant leurs traits de caractère et leurs défauts, les marionnettes en latex qui sévissent tous les soirs sur Canal Plus rendent nos hommes politiques plus vrais que nature. Si la critique est toujours féroce, elle peut aussi les rendre plus humains. À travers son « guignol », Jacques Chirac est sans doute le plus touchant des hommes politiques représentés. Angoissé au sujet de son « job » comme n'importe quel cadre supérieur (« mon boulot de dans deux ans ! », répète-t-il depuis 1993) et donc « loser » potentiel, il souffre devant nos yeux d'une amitié trahie (« Un ami de 30 ans ! », « Il est sournois, le bestiau ! ») qui le pose en victime.
Or, les Français ont toujours eu un faible pour les Raymond Poulidor... En retour, la condescendance teintée de mépris avec laquelle le « Grand Tout-Mou » congédie le pauvre « Jacquot » entame quelque peu l'image rassurante de bon père de famille dont jouissait Édouard Balladur et accrédite celle d'un opportuniste sans cœur et sans parole.
Ainsi, le couple formé par « Ballamou » et « Jacquot » avantage involontairement le maire de Paris, lequel semble, dans la réalité, s'inspirer de sa marionnette pour affiner son image médiatique en paraissant moins agressif et plus humain. La boucle est bouclée... Bien sûr, l'influence réelle des Guignols sur la vie politique et l'opinion publique est difficile à mesurer. Mais il faut savoir qu'un homme politique non « guignolisé » est un homme handicapé, et que mieux vaut être tué qu'ignoré. En cela, « Jacquot » est bien la vedette.
Patricia Scott-Dunwoodie
Henri Emmanuelli
Sectaire, coléreux, archaïque... Henri Emmanuelli a bien du mal à échapper à sa caricature. Il est vrai qu'il ne fait rien pour la changer. Le sourcil broussailleux, le regard charbonneux et le discours rugueux, le premier secrétaire du Parti socialiste, à 49 ans, n'est pas vraiment un adepte du compromis, et le langage diplomatique n'est pas sa tasse de thé. Plus à l'aise sur le terrain, avec les militants, que dans les salons parisiens, ce Béarnais, fils d'un ouvrier corse communiste, est un battant. Un cogneur qui préfère le choc frontal au consensus mou, le retour aux vraies valeurs de la gauche et la condamnation sans appel du libéralisme économique. Gare à ceux qui ne correspondent pas à ses canons du socialisme. Laurent Fabius puis Michel Rocard en ont fait les frais. Par deux fois, le député de Seine-Maritime a trouvé Emmanuelli sur son chemin quand il a voulu, appuyé par le chef de l'État, prendre la direction du PS : « On n'hérite pas du parti comme d'une Aston-Martin... », avait lancé ce fidèle de François Mitterrand, peu soucieux, en l'occurrence, de contrarier l'Élysée. Mais, si ses coups de gueule sont célèbres, qu'on ne s'y trompe pas : l'ancien président de l'Assemblée nationale est un redoutable politique. C'est lui qui a rendu le parti aux mitterrandistes en évacuant, le 19 juin, Michel Rocard de la direction après la déroute des Européennes. Lui encore qui, tout en ancrant le PS dans un « à gauche toute » un tantinet dépassé, a fait accepter la candidature de Jacques Delors aux militants, lors du congrès de Liévin, en novembre. En réalité, pour l'intérêt supérieur de son camp, Emmanuelli sait faire évoluer son sectarisme. N'a-t-il pas, après avoir eu le portefeuille des DOM-TOM, occupé celui du Budget au moment de la rigueur ? Cet ancien de la Convention des institutions républicaines de François Mitterrand et... de la Compagnie financière d'Edmond de Rothschild, qui s'est taillé un fief dans les Landes dont il est le député depuis 1978 et le président du conseil général depuis 1982, est un habitué de Latche, la bergerie du chef de l'État. En 1988, il a été l'un des premiers avertis de la nouvelle candidature de Mitterrand. En 1994, il sera l'un des premiers à être informé du forfait de Jacques Delors.
Lucas Sidaine
Alain Juppé
À 49 ans, le ministre des Affaires étrangères d'Édouard Balladur pourrait être un homme heureux. Au « Quai », tout le monde s'accorde à reconnaître en lui un excellent – si ce n'est le meilleur, depuis bien longtemps – patron de la diplomatie française. Même le président de la République, qui ne prisait guère le côté abrupt et sectaire de cet apparatchik de la rue de Lille, quand Juppé était au Budget lors de la première cohabitation, ne tarit plus d'éloges sur cet énarque et normalien qui a su si bien se reconvertir dans la défense des intérêts de la France. N'a-t-il pas réussi à faire prévaloir, face aux Américains, la position de Paris lors des négociations sur le GATT ? L'intervention de l'OTAN en Bosnie n'est-elle pas en grande partie de son fait ? Bref, pour lui, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes s'il n'y avait que le chef de l'État ! Mais, voilà, il y a l'échéance présidentielle. Elle pollue tout. Juppé, ministre de Balladur, est chiraquien. Ce Landais, sec comme un pin de sa région, à l'humour plus discret que l'ambition, se retrouve donc dans l'œil du cyclone. Membre du comité politique très restreint du candidat Chirac, président par intérim du RPR dont il assurait jusqu'à présent le secrétariat général, il est la cible de toutes les attaques. Celles de Charles Pasqua, qui n'a jamais apprécié ce « techno » qui fut, un temps, la « plume » de Chirac avant de devenir son indispensable adjoint aux finances de la Ville de Paris et au parti. Celles de Philippe Séguin, son éternel rival (à l'hôtel Matignon, à court terme espère-t-il, ou à l'Élysée à plus long terme), qui ne veut pas se laisser distancer. Sans parler, bien sûr, des balladuriens qui ne comprennent toujours pas, de la part de ce « Rastignac », cette fidélité mal placée. N'empêche : au-delà des secousses électorales, Alain Juppé, tenté un moment par la capitale des Doges et l'abandon de la politique, comme il le disait dans son livre (la Tentation de Venise), à pris son envol. Trop dépendant de Chirac, il a décidé de s'émanciper et de se tailler un fief en Aquitaine en postulant, avec l'accord de Jacques Chaban-Delmas, la succession du père de la Nouvelle Société, à Bordeaux. Quoi qu'il arrive désormais, la droite devra compter sur ce nouveau duc d'Aquitaine à l'ambition élyséenne.