Chrono. : 31/01, 12/02, 20/03, 10/04, 24/04, 8/05, 16/05, 18/07, 31/07, 5/08, 10/08, 18/08, 9/09, 18/09, 10/10.
Annick Lempérière-Roussin
Maître de conférences à l'université de Paris-I
Mexique, une année électorale troublée
L'équipe sortante du président Carlos Salinas de Gortari pouvait se targuer, au début de l'année 1994, de succès économiques exceptionnels, sanctionnés par l'entrée en vigueur du traité de libre-échange avec les États-Unis (ALENA), et attendre sereinement les élections générales du 21 août. Or, le Mexique a connu des troubles politiques et sociaux sans précédent depuis 1968. Alors que la campagne présidentielle battait son plein, Luis Donaldo Colosio, le candidat du parti au pouvoir (PRI), était assassiné à Tijuana (23 mars). Ernesto Zedillo, désigné à la hâte par Salinas pour le remplacer, a remporté l'élection présidentielle avec seulement 48 % des voix, la moitié de l'électorat ayant choisi de voter pour les candidats de l'opposition. Enfin, le 28 septembre était assassiné, en plein centre de Mexico, Francisco Ruiz Massieu, numéro deux du PRI. À ces événements dramatiques, il faut ajouter les enlèvements de deux grands patrons, libérés contre rançon, et les rumeurs continues à propos de l'existence de mouvements armés dans plusieurs régions du pays.
Ces troubles, dont on pouvait croire le Mexique définitivement guéri, appellent une lecture paradoxale. Ils jettent une lumière crue sur les résistances à la modernisation accélérée des années Salinas. Mais le tournant libéral s'est confirmé : loin de répondre à l'agitation par un durcissement autoritaire du régime, le président sortant a maintenu une ligne d'ouverture et poursuivi la réforme politique.
Le 1er janvier, sous l'égide de l'« Armée zapatiste de libération nationale » (AZLN). un soulèvement paysan se produit dans l'État du Chiapas, le plus pauvre du Mexique, peuplé de 3 millions d'habitants, dont environ 30 % d'Indiens descendant des Mayas. Loin d'avoir été une explosion de colère improvisée, la révolte était en préparation depuis une dizaine d'années dans une zone de colonisation récente où les paysans indiens doivent disputer leur droit à la terre aux grands propriétaires et aux gros éleveurs. À l'oppression économique et sociale s'ajoute celle, politique, du PRI, dont le Chiapas est l'un des bastions. Le mouvement paysan s'est politisé en partie sous l'influence de la théologie de la libération, très répandue parmi le clergé de la zone, et en partie sous l'influence de Métis et de Blancs éduqués, tel le « sous-commandant Marcos », porte-parole et intellectuel du mouvement. L'AZLN a présenté des revendications locales, mais aussi nationales, en exigeant la démission de Salinas, l'organisation d'élections « libres et honnêtes », et la révision de l'ALENA.
Quant à l'assassinat de Colosio, que l'enquête en cours est loin d'avoir élucidé, des rumeurs persistantes en ont attribué la responsabilité aux secteurs les plus conservateurs du PRI, les « dinosaures » menacés de perdre leurs privilèges du fait des réformes de Salinas. La libéralisation des échanges et les privatisations, en mettant fin au protectionnisme, affranchissent le monde des affaires de la tutelle des caciques du parti, et l'ouverture politique prive le PRI de son hégémonie idéologique et partisane. Tout invitait le gouvernement à réagir de manière autoritaire à des événements que certains ont interprétés comme des provocations. Or, Salinas et les « hommes du président », technocrates avant d'être « priistes », ont su préserver la ligne libérale. Face aux rebelles du Chiapas, Salinas a imposé un cessez-le-feu et des négociations avec l'AZLN. Il a mené jusqu'au bout la réforme électorale, qui a permis au Mexique de connaître les élections les plus honnêtes de son histoire depuis 1912.
À l'issue d'un scrutin réellement disputé, le président élu Zedillo devra faire la preuve de ses capacités politiques à partir de son entrée en fonctions, le 1er décembre. Il s'est engagé à la fois à poursuivre la gestion économique de Salinas et à entreprendre la lutte contre la pauvreté. Il doit aussi briser les liens qui unissent l'État au PRI, faire de ce dernier un parti comme les autres et ouvrir ainsi la voie à un véritable pluralisme et à la démocratie. On peut gager que c'est la condition indispensable à la réussite de l'alliance économique avec l'Amérique du Nord.
Chrono. : 2/01, 2/03, 21/08, 28/09.
Annick Lempérière-Roussin