Maghreb : la désunion

Désaccords au sein de l'Union du Maghreb arabe (UMA)

La Tunisie a expulsé plusieurs centaines de Marocains, qualifiés de clandestins. La crise couvant entre l'Algérie et le Maroc éclate en août avec l'attentat contre un hôtel de Marrakech (d'autres actions prévues ont avorté), commis par déjeunes Marocains et Français d'origine algérienne manipulés par des commanditaires non identifiés. Rabat privilégie la thèse du commando venu de l'étranger, sans lien avec les islamistes locaux mais téléguidé par des services algériens. Alger nie formellement. Est-ce la première manifestation violente de réseaux islamistes maghrébins nés dans les banlieues françaises ? L'obligation de visa imposée par le Maroc puis la fermeture des frontières décidée par l'Algérie se sont répercutées sur les vacanciers et travailleurs maghrébins bloqués chez leurs voisins et parfois bousculés par la police : l'idée du Maghreb recule parmi les peuples. Rivalité feutrée entre la Tunisie et le Maroc, opposition ouverte entre le Maroc et l'Algérie, qui persiste dans son soutien à la cause sahraouie, Libye hors jeu pour cause de sanctions, l'UMA, coquille vide, est moins que jamais un acteur de la vie internationale. Cette désunion entrave l'élaboration d'une stratégie anti-islamiste unifiée, alors que la Tunisie et le Maroc minimisent un danger pourtant bien présent à l'état latent et redoutent les répercussions inévitables d'un basculement de l'Algérie dans l'islamisme, hypothèse impossible à exclure.

Contagion

Président Ben Ali au Figaro, 2 août 1994 : « Je ne crains pas la contagion algérienne parce que la Tunisie est un corps sain... Maintenant l'intégrisme est votre problème... celui de Paris, de Londres, de Washington [qui] servent de bases arrière aux terroristes intégristes. »

Maroc

Le Maroc place haut son ambition régionale. Il se veut pôle de développement et de stabilité, intermédiaire entre Israël et le monde arabe et premier partenaire de l'Union européenne au Maghreb. Ces visées combinées avec la pression accrue de l'opposition, victorieuse aux élections législatives au suffrage direct, ont entraîné des avancées considérables en matière de libertés publiques et de démocratie. La démission remarquée d'Abderrahmane Youssoufi, premier secrétaire de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), pour protester contre les irrégularités électorales, puis le refus de trois des quatre partis d'opposition d'entrer dans un gouvernement dont ils n'auraient pas la maîtrise ont montré au pouvoir que le temps des habiletés prenait fin. Ont suivi une série de gestes : la création d'un ministère des Droits de l'homme et des premiers tribunaux administratifs chargés des contentieux entre citoyens et pouvoirs publics, l'abrogation d'un décret de 1935 restreignant le droit de manifester, la désignation, en mai, d'un homme d'ouverture comme Premier ministre, Abdellatif Filali et, enfin, la libération de 424 prisonniers politiques. Si des progrès importants restent à accomplir, le royaume a en quelques mois changé de physionomie, suffisamment pour que, le 14 octobre 1994, la décision royale de choisir le futur Premier ministre parmi l'opposition parlementaire soit un événement prometteur. L'Istiqlal, l'USFP, le parti du Progrès et du Socialisme et l'Organisation de l'action démocratique et populaire réunissent leurs instances dans cette perspective et recherchent les alliances à nouer pour constituer la majorité nouvelle. L'alternance – oubliée depuis le renvoi du gouvernement d'Abdallah Ibrahim en mai 1960 – devrait être facilitée par un large consensus sur les problèmes actuels : Sahara occidental, réforme de l'enseignement, accord de partenariat euro-maghrébin. Tout au plus la gestion de dossiers comme l'extension des privatisations à des secteurs stratégiques tels que l'électricité pourra-t-elle connaître des nuances, mais ni l'ouverture ni la libéralisation de l'économie, déjà très engagées, ne seront remises en cause.

Le projet de gazoduc Maghreb-Europe a acquis un caractère irréversible. Il reliera le gisement d'Hassi R'Mel (Algérie) à Cordoue, via le Maroc, puis sera connecté au réseau de gazoducs transeuropéens par une liaison avec le Portugal. Capacité initiale : 8 milliards de m3. Coût : 2,3 milliards de $. Longueur des 4 tronçons algérien, marocain, détroit de Gibraltar et espagnol : 1 265 km. Achèvement prévu : premier semestre 1996.

Suspense au Sahara occidental

Jamais les préparatifs pour un référendum destiné à fixer l'avenir du Sahara occidental n'ont été aussi avancés. Le calendrier proposé par le secrétaire général de l'ONU retient le 14 février 1995 comme date du scrutin. Après le problème des observateurs de l'OUA, enfin réglé, demeure un obstacle important : l'absence d'accord sur la composition du corps électoral. Le Front Polisario maintient ses réserves sur le compromis relatif aux critères d'admissibilité à participer au vote énoncé en juin 1993 et avalisé par le Conseil de sécurité. D'où l'incertitude sur la tenue du scrutin malgré les pressions onusiennes.

Négociation d'accords de partenariat euro-maghrébin

Les négociations du Maroc avec Bruxelles ont connu un temps mort après le rejet des offres de la Commission européenne énoncées en décembre, suivi du mémorandum marocain du 13 février contenant des contre-propositions. Il s'agit pour le Maroc de parvenir à faire admettre la primauté des préférences antérieurement consenties par l'Union européenne par rapport aux nouvelles règles du GATT, autrement dit de sauvegarder ses débouchés. Le débat s'est alors déplacé dans le domaine de la pêche, le Maroc voulant, à l'occasion de la révision à mi-parcours de l'accord de 1992, stopper une « surexploitation » de ses richesses par les 700 bateaux européens. Un compromis a été trouvé le 18 octobre. La création d'une zone de libre-échange avec l'Union européenne (le Maroc fait déjà 63 % de son commerce avec les 12) est un enjeu important pour le monde agricole marocain. Un bilan de quinze ans de coopération fait apparaître un engagement européen de 2 milliards d'écus. Les actions de coopération ont profité par priorité aux infrastructures portuaires, à l'électrification, l'eau, les télécommunications et l'agriculture. Partie plus tard, la Tunisie a vu sa négociation progresser favorablement.

Tunisie

La Tunisie (8,7 millions d'habitants : recensement avril 1994), portée comme le Maroc par une stabilité et une paix sociale enviables, connaît cependant des tensions. Elle est en porte à faux entre un discours officiel niant tout danger islamiste et une politique de vigilance autoritaire privilégiant la sécurité interne, fût-ce au détriment des libertés démocratiques, option affichée mais objet de critiques à l'étranger. À l'intérieur, certains manifestent pour un libre épanouissement de la société dans sa diversité, seul en mesure de sécréter les anticorps nécessaires au combat anti-islamiste. D'autres sont partisans de la fermeté gouvernementale. Le pouvoir a voulu faire des élections du 20 mars une manifestation d'unanimité derrière le président Zine el-Abidine Ben Ali. Fort du soutien des formations d'opposition et du syndicat UGTT, et ayant écarté tout autre candidat, il a été réélu avec 99,91 % des suffrages. Le scrutin législatif a été conçu pour effacer le précédent, de 1989, qui avait fait apparaître un score islamiste de 14 %. L'opposition non légale étant hors compétition, le vote consacre la victoire écrasante du Rassemblement constitutionnel démocratique (97,73 % des voix), parti du pouvoir, réorganisé, rajeuni et bien implanté. Trop faible pour conquérir un seul des 144 sièges en compétition, l'opposition légale est entrée au Parlement – et c'est une nouveauté – car elle a été dotée de 19 sièges (sur 163) répartis à la proportionnelle au niveau national, dont 10 sont revenus au Mouvement des démocrates socialistes, 4 au mouvement Ettajdid (ancien Parti communiste), 3 à l'Union démocratique unioniste (partisan de l'unité arabe) et 2 au parti de l'Unité populaire. À la rentrée 1994, l'opposition a été admise à participer aux commissions parlementaires. Ce début d'ouverture politique s'opère dans un bon contexte économique. Engagé dans un jusque-là prudent processus de privatisations en voie d'accélération et soucieux d'attirer un maximum d'investissements étrangers, le pouvoir fait jouer la solidarité nationale au profit des « zones d'ombre du développement » afin de renforcer la cohésion nationale.

Mohamed Ben El Hassan Alaoui (prince héritier du Maroc), la Coopération entre l'Union européenne et les pays du Maghreb, Paris, Nathan, 1994.
Denœux (Guilain), « Tunisie : les élections présidentielles et législatives », 20 mars 1994, in Maghreb Machrek, juillet-septembre 1994, p. 49-72.

Nicole Grimaud
CERI – Fondation nationale des sciences politiques