Les débats de l'année
Le retour des intellectuels
Depuis que Max Gallo – porte-parole de l'Elysée, il incarnait alors l'« intellectuel engagé » – avait vitupéré en 1983 contre le « silence des intellectuels », on avait fini par en convenir : Jean-Paul Sartre n'avait pas de successeur, et le débat sur le rôle des intellectuels ne passionnait plus grand monde. L'essor des biographies de grands intellectuels qui accompagnait la disparition des grandes figures de l'intelligentsia des années 70 (Jacques Lacan, Michel Foucault, Roland Barthes), la constitution d'une discipline universitaire nommée « histoire intellectuelle » (Jean-François Sirinelli, Christophe Prochasson), voilà autant de signes de la transformation de l'intellectuel en personnage du musée Grévin. C'était une affaire entendue, l'intellectuel français se montrait désormais fort discret et ne cherchait plus ni à conseiller ni à combattre le Prince.
Or, depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, la situation s'est progressivement modifiée. Comme si le changement d'époque se faisait également sentir sur le plan de la vie intellectuelle. Mais c'est à la faveur de la dénonciation de l'action humanitaire en ex-Yougoslavie et au Rwanda ou bien encore de la situation en Algérie que la renaissance des intellectuels sera le plus manifeste. Dans ce contexte, l'intellectuel apparaît comme celui qui observe et dénonce l'impuissance de la communauté internationale à prévenir des conflits d'une rare cruauté.
Un tel changement, fort inattendu, appelle diverses remarques et suscite les interrogations suivantes : 1) L'intellectuel « à la française » a-t-il réellement disparu ? Ou bien assiste-t-on depuis quelques années à une recomposition du paysage intellectuel ? 2) En quoi l'influence des médias pèse-t-elle désormais sur le type d'engagement des intellectuels ? 3) Peut-on aujourd'hui parler d'une autre forme d'engagement des intellectuels, c'est-à-dire d'un type de solidarité inédit ?
Une production luxuriante
Si l'on se place d'abord sur le terrain de la production intellectuelle elle-même – ce qui permet d'éviter les arcanes du sempiternel débat sur l'identité de l'intellectuel (voir les travaux de Régis Debray, Pierre Bourdieu. Bernard-Henri Lévy) –, il apparaît clairement que la génération « structuraliste » du soupçon a laissé place à une génération de chercheurs et de penseurs qui se préoccupent de comprendre en profondeur la nature de la société démocratique (sur ces divers points, voir Olivier Mongin, Face au scepticisme, Les mutations du paysage intellectuel et l'invention de l'intellectuel démocratique, Éditions La Découverte, 1994).
Ce constat d'une réflexion se focalisant sur les problèmes de la démocratie contemporaine permet d'éviter l'erreur fréquente selon laquelle le silence des intellectuels traduit un repli frileux sur l'enceinte universitaire. Pour Jean-Claude Milner, par exemple, dont l'Archéologie d'un échec (Seuil) a connu un large retentissement, l'intellectuel doit s'interdire d'intervenir dans le débat public et de sacrifier son travail au règne de l'opinion. Si le savant renonce à protéger l'espace de son propre travail, il est selon cet auteur vite condamné à devenir un histrion médiatique ou bien à se satisfaire d'un statut d'expert, au risque de devenir la caution « intellectuelle » du pouvoir politique. Mais l'éloge du savant violemment formulé par Jean-Claude Milner souffre d'une analyse par trop caricaturale (La dérive médiatique et l'illusion de l'expertise sont-elles automatiques ? N'y a-t-il que de mauvais experts, et le cri médiatique n'est-il qu'un signe d'irresponsabilité supplémentaire ?) et d'une absence de réponse à la question concernant les conditions du débat démocratique (Milner l'insinue lui-même à propos de l'affaire du sida où le savant ne s'est pas toujours démarqué des experts). Si la double critique de l'intellectuel médiatique – celui dont la figure est visible sur le petit écran – et de l'intellectuel-expert est légitime, elle ne doit pas faire l'impasse sur toute une part de la production intellectuelle contemporaine portant sur les métamorphoses de nos démocraties individualistes (conditions de la justice sociale, métamorphoses de l'État-providence, mutation de la société salariale à un moment où la valeur-travail est remise en cause).
Qui sont les intellectuels ?
S'il y a un retour des intellectuels, ce n'est pourtant pas sur le terrain du contenu et de la production éditoriale qu'il faut le placer, tant la vie intellectuelle est aujourd'hui liée à l'exhibition médiatique. Mais le message, très contemporain, de ceux-ci est indissociable de la décomposition de la scène politique nationale et internationale : l'intellectuel qui se fait entendre aujourd'hui est celui qui dénonce avec force l'impuissance de l'action politique. En ce sens, l'intellectuel intervient par défaut : il se manifeste là où la parole politique est défaillante ou a perdu toute crédibilité. Les médias prisent d'autant plus les intellectuels et contribuent d'autant plus à leur médiatisation qu'ils viennent dénoncer l'incurie politique.