Supposons que vous choisissiez la deuxième solution – la plus favorable, dans l'immédiat, pour votre porte-monnaie. À plus long terme, il est clair que la multiplication de tels cas de vandalisme va mener votre compagnie d'assurances, après celle de votre victime, à augmenter ses tarifs... Ultime exemple automobile : une expérience est actuellement tentée dans une petite ville bretonne. À l'entrée se trouve un feu (vert) et un panneau avertissant les automobilistes que si une voiture dépasse les 50 km/h pendant la traversée de la ville le feu passera au rouge. Une fois le feu passé, rien n'empêche un chauffeur pressé d'accélérer. Pourtant, le feu passe très rarement au rouge, comme si chacun comprenait soudain que son geste peut avoir des conséquences sur les autres. De fait, le dilemme du prisonnier met en scène deux comportements antinomiques chez chacun de nous : l'individualisme et la coopération.
Faut-il céder à des terroristes, ou sacrifier des otages ? Faut-il frapper le premier dans une guerre nucléaire, ou s'engager dans une épuisante escalade ? On ne s'étonne pas de retrouver la théorie des jeux en politique, en économie et en biologie de l'évolution. Un groupe d'animaux a-t-il avantage à partager les ressources de nourriture ou à en profiter individuellement ? Le problème ne se pose guère si la nourriture est abondante, mais, en cas de disette, l'individualiste est gagnant à tout coup et possède à court terme les meilleures chances de survie. À plus long terme, il risque de se trouver isolé et de ne pouvoir se reproduire facilement. La loi de l'évolution étant la survie du meilleur « reproducteur », il apparaît qu'un minimum de coopération est indispensable, même si le bénéfice n'en est pas aussitôt perceptible.
Jeux non coopératifs
L'économie étant, on le sait, assez proche des lois de la jungle, les golden boys et autres prédateurs ont ainsi de beaux jours devant eux, pour une raison simple : ils ne coopèrent pas. John Nash l'a bien compris, qui s'est lancé dans une théorie des jeux plus prometteuse que celle de von Neumann – les jeux non coopératifs à somme non nulle, qui sont beaucoup plus proches de la réalité des stratégies économiques. Beaucoup plus complexes aussi, de sorte que la progression sur cette nouvelle voie, marquée par les travaux de John Harsanyi et Reinhard Selten, est plus lente et moins assurée. Comme von Neumann l'avait fait pour les jeux coopératifs à somme nulle. Nash a démontré pour ces jeux plus réalistes l'existence d'au moins un point d'équilibre.
Envisagée du point de vue de la théorie des jeux, une crise internationale comme celle des missiles de Cuba, en 1962, montre par exemple deux « équilibres » de Nash : Moscou et Washington vont au bout de leurs menaces, et se détruisent l'un l'autre, ou les deux pays trouvent (le plus tard possible) une porte de sortie. Les problèmes réels, cependant, ne se posent jamais en termes aussi simples. D'abord, il est rare que deux pays, malgré l'efficacité de leurs services secrets, disposent de la même quantité et de la même qualité d'information. Ensuite, à mesure que les données du problème évoluent, les dilemmes évoluent eux aussi et les « équilibres » ne cessent de changer, ce qui interdit toute position tranchée. La théorie des jeux s'oriente ainsi vers une théorie de la négociation qui n'en est qu'à ses balbutiements.
Ce constat n'est cependant pas un constat d'échec. La théorie des jeux est utile à l'analyse des stratégies internationales, et plus encore aux spécialistes de la microéconomie, domaine où les données sont souvent moins complexes et mieux définies. Grâce à Nash et à von Neumann. on sait aujourd'hui résoudre de façon optimale un problème de concurrence entre lignes aériennes, rationaliser le choix du site d'une usine ou prévoir l'impact d'un lobby industriel sur l'attribution d'un contrat. La finance et l'industrie ne peuvent plus se passer de la théorie des jeux, même si cette dernière reste désespérément muette sur tout ce qui touche à la macroéconomie. Les problèmes du chômage ou de l'inflation, hélas, sont hors de son propos.