Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

La théorie des jeux : 50 ans après

Les amateurs d'histoire des sciences – de petite histoire en particulier – savent pourquoi il n'existe pas de prix Nobel de mathématiques. La bonne amie du ténébreux Alfred (qui ne s'est jamais marié) lui a préféré un très brillant mathématicien suédois, Gösta Mittag-Leffler, barrant ainsi l'accès au plus prestigieux des prix aux as de l'algèbre et de la géométrie... tout au moins jusqu'à cette année : le prix Nobel d'économie 1994 a en effet été décerné à une théorie purement mathématique, la théorie des jeux, qui a de tout temps entretenu des rapports étroits avec l'économie. Les lauréats sont le mathématicien John Nash, de l'université de Princeton, et les économistes John Harsanyi et Reinhard Selten.

Découverte

Sans doute le jury Nobel tenait-il moins à réparer les effets néfastes d'une jalousie mal placée qu'à couronner un des livres les plus importants du siècle, paru il y a exactement 50 ans : Theory of Games and Economic Behaviour, où un économiste américain, Oskar Morgenstern, et un mathématicien hongrois, John von Neumann, posaient les bases d'une théorie pas comme les autres – la théorie des jeux ou, plus précisément, des stratégies. Car les avancées les plus marquantes dues à la théorie des jeux concernent la stratégie internationale, la gestion des entreprises et, plus globalement, toutes les stratégies en microéconomie.

Le prix Nobel d'économie couronne ainsi paradoxalement John von Neumann (1903-1957), mathématicien d'exception unanimement considéré comme le père de l'ordinateur, qui n'aurait certainement pas pu recevoir le prix Nobel de la paix. Ses prises de position en faveur d'une première frappe lors de la guerre froide relevaient d'une logique infaillible – frapper le premier est en effet la seule façon d'éviter à coup sûr l'escalade nucléaire – mais témoignaient aussi d'un manque total d'humanisme. Il y avait chez lui du Docteur Folamour (il aurait d'ailleurs servi de modèle à Stanley Kubrick), mais c'était aussi un génie de l'analogie, ce qui fait de sa théorie des jeux une des plus grandes avancées intellectuelles du siècle.

Somme nulle

La théorie de von Neumann concerne les jeux à deux joueurs dits « à somme nulle ». En d'autres termes, tout ce que perd l'un des joueurs est gagné par l'autre. Dans ce cas particulier, von Neumann a démontré le théorème qui porte le joli nom de minimax et stipule qu'il existe toujours une façon rationnelle et optimale de jouer – ce qui n'est pas a priori évident. Plus curieusement, le développement interprétatif de la théorie a montré qu'il était possible de modéliser mathématiquement des comportements que l'on considère ordinairement comme relevant de la psychologie : la stratégie de jeu, bien sûr, mais aussi la volonté de gagner ou même le bluff ! Pour la première fois de son histoire, la mathématique se trouvait en résonance avec des préoccupations typiquement humaines...

Morgenstern fit tout ce qu'il put pour appliquer la théorie aux situations économiques. Hélas, les jeux à somme nulle n'ont que de lointains rapports avec la réalité. Si le poker est l'un de ces jeux – un duel de deux volontés indépendantes se reconnaissant comme telles –, ce n'est certainement pas le cas de l'économie : 100 millions de francs pour le Crédit Lyonnais ne sont pas 100 millions de francs pour une banque de Bar-le-Duc. En outre, l'économie fait intervenir une multitude d'acteurs ayant des intérêts non pas opposés, mais se recoupant parfois. La situation économique ordinaire est donc souvent un « dilemme » bien éloigné du choix auquel doit faire face un joueur de poker.

Le dilemme typique, auquel nous sommes chaque jour confrontés de multiples fois et dont il existe de nombreuses versions, est appelé « dilemme du prisonnier ». Deux malfaiteurs sont capturés et isolés dans des cellules séparées ; si l'un d'eux avoue son forfait, et que l'autre garde le silence, le premier est libéré et l'autre écope de trois ans de prison ; si les deux prisonniers avouent, ils sont tous deux condamnés à deux ans ; si aucun n'avoue, la peine commune est de un an. La solution « raisonnable » consiste à garder le silence (à condition que l'autre se taise aussi), mais la tentation d'avouer est évidemment présente. Autre dilemme plus quotidien : vous éraflez une voiture dans une rue déserte -allez-vous laisser votre carte de visite sur le pare-brise ou profiter de ce qu'il n'y a personne pour vous éclipser ?