Déficits budgétaires et publics
Dans leur grande majorité, les pays industrialisés sont confrontés à une montée des déficits budgétaires et de l'endettement public, jugée inquiétante par les grandes places financières internationales. Depuis une dizaine d'années, les situations budgétaires se sont profondément dégradées. De 1980 à 1985, la crise économique a creusé les déficits publics. Avec le retour de l'expansion, entre 1986 et 1990, ceux-ci se sont réduits. À partir de 1990, les gouvernements ont laissé grossir leurs déficits publics avec une rapidité surprenante pour limiter les effets de la récession mondiale sur l'emploi et sur le niveau de vie. Il semble que les limites du supportable soient dépassées : en France, le déficit cumulé de l'ensemble des administrations publiques représente en 1993 presque 6 % du produit intérieur brut, un chiffre record dans l'histoire de la Ve République, pourtant ponctuée d'excédents budgétaires.
Ce gonflement excessif et récent des déficits publics provient de ce que l'on appelle la dérive des dépenses et des recettes. En 1993, les dépenses budgétaires de l'État français ont atteint 1 458 milliards de francs, soit 80 milliards de plus que celles inscrites (1 378 milliards) dans la loi de finances initiale votée à la fin de 1992. La même dérive, ou à peu près, est observée pour les recettes fiscales et non fiscales (celles des privatisations), avec le chiffre de 1 142 milliards contre 1 213 milliards escomptés un an plus tôt, soit une moins-value de quelque 70 milliards et donc un alourdissement total du déficit de 150 milliards. Grâce à la manne des privatisations (près de 50 milliards de francs), le déficit a pu être ainsi contenu à 315 milliards.
Si l'État se sert aussi ouvertement des ressources tirées des privatisations pour réduire le déficit, cela signifie que, devant l'ampleur et la montée des dépenses publiques et sociales, il ne peut plus compter exclusivement sur les recettes fiscales pour couvrir celles-ci. Dans le passé, pour remédier à une telle situation, l'État établissait, à côté du budget ordinaire, un budget extraordinaire financé essentiellement par l'emprunt. Depuis 1990, avec le recours à ce dernier, il ne s'agit plus d'un artifice dont il use à titre complémentaire, mais d'une méthode courante de financement. Il est arrivé au stade où il ne peut plus se passer de l'emprunt s'il veut financer toutes ses dépenses, lesquelles se sont élargies à des besoins nouveaux comme la nécessité de combler le déficit croissant de la Sécurité sociale. En définitive, à partir du moment où l'État compte sur les sommes provenant de la cession d'actifs publics, celles-ci doivent être considérées comme un emprunt gagé sur le patrimoine national en voie de liquidation. Dans ces conditions, il doit être admis que le déficit « réel » s'élève non pas à 315 milliards, mais à 360 milliards de francs. En 1994, le même scénario s'est reproduit. Le gouvernement a annoncé un déficit de 300 milliards grâce encore à l'apport de 60 à 70 milliards de recettes de cession d'actifs publics. Quant au déficit réel, il se situe non pas à 300 milliards de francs, mais dans une fourchette de 350 à 360 milliards de francs, précisément en raison de l'incertitude du rendement de chacune des opérations de privatisations décidées en cours d'année.
Effet boule de neige
Depuis 10 ans, avec la stabilisation monétaire, la dette française est prise dans une spirale infernale appelée « effet boule de neige ». Lorsque les taux d'intérêt réels sont largement supérieurs à la croissance économique, la charge de la dette et la dette elle-même s'accroissent mécaniquement. On est arrivé au stade où les intérêts versés au titre de la dette représentent aujourd'hui le poste qui progresse le plus vite dans les dépenses de l'État. Avec la récession, le phénomène s'est aggravé. En pourcentage de la richesse produite chaque année, la charge de l'État est passée de 27 % en 1990 à 40 % en 1994. Pour casser net cette progression, il a été calculé que, en 1994, le budget aurait dû dégager un excédent primaire (c'est-à-dire avant paiement de la charge de la dette) de 100 milliards de francs. Dans le meilleur des cas. le budget dégagera cette année un déficit primaire de 90 milliards.
Dette publique et inflation
Avant les années 80, le fardeau de la dette s'allégeait presque automatiquement en fonction du taux d'inflation annuel, ce qui le rendait supportable à long terme. Avec l'arrêt de l'inflation, l'allégement a cessé.
La très forte dérive des finances publiques en France tient en fin de compte au fait nouveau que l'État ne parvient plus, comme par le passé, à maîtriser l'évolution des recettes et des dépenses publiques, compte tenu de la situation économique générale elle-même. En quelque sorte, il se trouve contraint, pour limiter le déficit, à faire de plus en plus appel à l'emprunt, surtout si par ailleurs il veut se conformer aux critères de la convergence européenne du traité de Maastricht de 1991. Dans ces conditions, un recours de plus en plus fréquent à l'emprunt n'a pas manqué d'exercer des répercussions sur la dette publique, en alourdissant son poids. D'un côté, la récession a privé l'État de recettes (120 milliards de francs en 1993). D'un autre côté, pour lutter contre la récession et faciliter la reprise de l'activité économique, les pouvoirs publics ont multiplié, en dehors des débudgétisations ou des reprises de dettes, des dépenses de circonstance qui n'auraient pas été engagées en période d'expansion : aides aux entreprises et aux consommateurs, soutiens sectoriels en faveur du logement ou de l'automobile, etc. De plus, pour essayer de résoudre des problèmes aussi difficiles que celui de l'emploi, le gouvernement fait voter des lois quinquennales pour lesquelles les moyens de financement ne sont pas dégagés dans l'immédiat. Comme l'exécution de ces lois implique des sommes considérables (40 milliards de francs en année pleine avec la fiscalisation des cotisations d'allocations familiales, 20 à 25 milliards avec la loi sur la famille, 15 milliards avec la loi sur la sécurité, etc.), le gouvernement ne pourra pas éviter de recouvrir de nouvelles fois à l'emprunt. Si cette méthode de financement présente le grand avantage d'être indolore sur le moment, la tâche future du gouvernement n'en est pas moins compliquée.
Selon la Banque J.P. Morgan New York, la hausse des rendements obligataires en France s'alimente pour l'essentiel des déficits publics répétés. La pression des marchés a déjà amené les gouvernements anglais et allemand à des efforts importants. Les marchés financiers pourraient juger insuffisants les efforts entrepris en France. Conséquence : depuis le début de 1994, les investisseurs étrangers se sont délestés de 170 milliards de francs d'emprunts d'État parce que le gouvernement n'a pas cherché à réduire suffisamment le déficit budgétaire.
En 1990, le déficit budgétaire en France ne dépassait pas 93 milliards et ne représentait que 1,4 % du PIB. En 1994, il est passé à plus de 300 milliards et à plus de 4,5 % de la richesse nationale. Un point de croissance économique en France rapporte 40 milliards de recettes à l'État ; la réalisation des prévisions les plus optimistes serait insuffisante pour assainir les finances publiques.
L'Allemagne n'a pas été davantage épargnée par cette dérive des comptes publics aboutissant à l'alourdissement de la dette publique. Sa réputation en matière monétaire tendrait à masquer la gravité de cette dérive et lui donnerait une plus grande marge de manœuvre pour emprunter. En effet, la gravité de la situation budgétaire en Allemagne n'apparaît pas à première vue alarmante, car les chiffres relatifs aux déficits annuels sont calculés en fonction des critères et des règles du traité de Maastricht qui prévoient notamment que les prêts ne sont pas comptés comme recettes, ce qui avantage l'Allemagne, et que les recettes des privatisations doivent être omises, ce qui dessert la France. Il s'ensuit que la situation budgétaire n'est pas perçue comme inquiétante, même si le déficit annuel des administrations publiques allemandes atteint des chiffres considérables et qu'il progresse d'une année à l'autre (6,5 % du PIB en 1993, et 6,9 % en 1994) à cause, outre ceux de l'État et des Länder, des besoins de financement de la Treuhand (Office de privatisation) et de diverses entreprises comme les chemins de fer et les télécommunications. Cette façon de calculer le déficit explique que l'Allemagne ait pu laisser filer le stock de sa dette publique, puisque l'endettement atteint 2 065 milliards de Marks, l'équivalent de 7 000 milliards de francs (64 % du PIB), soit plus du double de l'endettement français (3 000 milliards de francs environ, soit 40 % du PIB en France). Or, comme le Mark se maintient à des sommets, l'Allemagne dispose de plus grandes facilités que les autres pays pour emprunter et retenir son épargne chez elle. Il n'empêche que les marchés financiers éprouvent quelque inquiétude face au montant de la dette allemande.