Une catastrophe pour les porteurs d'obligations : lorsque les taux grimpent, les cours chutent. En effet, les obligations nouvellement émises sont mieux rémunérées, celles qui sont déjà échangées sur le marché secondaire perdent de leur attrait et, sous le coup des ventes, leur valeur se déprécie.
Partie des États-Unis, la vague baissière a déferlé sur le monde entier, menaçant de compromettre la reprise économique dans certains pays. La hausse des taux d'intérêt à long terme pèse non seulement sur les États endettés en général, mais aussi sur certains secteurs essentiels comme le logement. Ainsi, en France, où aucune pression inflationniste ne se manifeste, les taux d'intérêt à long terme ont commencé l'année à 5,5 % et ont grimpé jusqu'à plus de 8,3 %. Et les obligations françaises ont perdu environ 20 % de leur valeur.
La grande glissade des Bourses mondiales
La déprime du dollar et des marchés obligataires a contaminé les marchés d'actions européens. On peut expliquer cette contagion de trois façons. D'abord, les gros investisseurs américains, qui jouent à crédit sur les marchés obligataires, ont encaissé des pertes souvent très importantes pour pouvoir honorer leurs échéances, ils se sont alors naturellement délestés d'une partie de leur portefeuille en actions. Ensuite, la hausse des taux d'intérêt a fragilisé les entreprises, qui ont vu le montant de leurs charges bancaires grimper : mauvaise nouvelle pour les actionnaires. Enfin, pourquoi prendre le risque d'investir directement dans le capital des entreprises alors que les obligations émises sur le marché sont rémunérées à des taux imbattables ? Wall Street a plutôt bien résisté : en neuf mois, le Dow Jones n'a guère bougé. En revanche, les Bourses européennes ont trinqué (Vienne – 40 %, Bruxelles – 10 %, Londres – 12 %, Francfort – 8 %, Paris – 19 %...). La Bourse française a été l'une des plus affectées par cette mauvaise météo financière. Certaines valeurs se sont littéralement effondrées entre janvier et la fin du mois d'octobre : – 70 % pour Olipar, – 64 % pour l'Immobilière Phénix, – 61 % pour Eurotunnel, – 48 % pour Eurodisney, – 46 % pour le GAN et le Crédit national... Le climat délétère des « affaires » et les incertitudes liées à la proximité des élections présidentielles ont pesé. Certains analystes, cependant, estiment que les Bourses européennes ont vécu une juste correction. Les prix des actions étaient en effet très élevés au regard des bénéfices attendus.
Conséquence de cette déprime des marchés boursiers, les entreprises ont du mal à trouver des capitaux frais : pendant le premier semestre, les émissions d'actions et d'obligations nouvelles dans le monde étaient en recul de 15 % par rapport à la même période de 1993.
Le procès des hedge funds et des produits dérivés
Très vite, les autorités financières ont soupçonné les fonds spéculatifs, qui se multiplient, d'être à l'origine de la grande nervosité des marchés. Nés au milieu des années 80, ces hedge funds, presque tous américains et souvent domiciliés dans les Antilles néerlandaises, s'endettent et jouent sur les marchés à terme, ce qui leur permet d'accroître leur force de frappe. Grâce aux produits financiers « dérivés » actuellement à leur disposition, de tels fonds peuvent très bien, aujourd'hui, jouer sur une somme dix fois supérieure à leur mise, sur tous les marchés – actions, obligations, changes, indices –, à la hausse comme à la baisse. Bien sûr, les chances de gain ou les risques de perte sont démultipliés d'autant.
Cet effet de levier donne aux hedge funds le pouvoir d'orienter brutalement certains marchés. Aussi, les autorités internationales se sont demandé si leur non-réglementation ne faisait pas courir au monde bancaire – qui leur avance l'argent – un risque systémique. Mais cette inquiétude n'a débouché sur aucune mesure concrète : dès le mois de mars, les gouverneurs des banques centrales des Dix ont déclaré qu'il « n'y a pas de raison de créer une réglementation spéciale pour les “hedge funds” » et leurs instruments fétiches, les produits dérivés. Car ils sont à la fois la meilleure et la pire des choses. S'ils peuvent faciliter la spéculation, ils permettent également de se protéger sans engager des sommes trop importantes contre les fluctuations des changes, des taux d'intérêt ou des cours. To hedge signifie « se couvrir »...
Le procès des États
Dans les banques ou les fonds d'investissements, on ne manque pas d'évoquer la responsabilité des États, qui ont accru leurs déficits pendant la récession. En ponctionnant l'épargne mondiale pour financer des dépenses courantes, les États ont attisé d'autant la hausse des taux d'intérêt à long terme. Comme par hasard, remarquent les banquiers, les pays dans lesquels la volatilité des taux est la plus grande sont justement ceux dont l'endettement public est le plus élevé. Aujourd'hui, le risque d'une perte de contrôle des finances publiques est devenu l'une des craintes majeures des marchés. Une crainte qui peut se nourrir d'elle-même : si, par exemple, les taux d'intérêt à long terme ont grimpé plus vite en France qu'ailleurs, c'est certes à cause de la dégradation de ses comptes publics, mais aussi parce que leur hausse, en alourdissant la charge de la dette, a contribué à cette dégradation (à raison d'environ 15 milliards de francs).
Pénurie de remèdes
Face aux troubles des marchés, les autorités monétaires et les organisations internationales ont engagé une réflexion sur la « planète-finance », en marge des cérémonies du cinquantième anniversaire des accords de Bretton Woods. Mais personne n'a osé proposer de remèdes, car toute médecine semble impossible à mettre en œuvre. La concurrence est telle entre les places financières que tout pays – ou groupe de pays – qui oserait appliquer une politique visant à dompter les capitaux verrait ceux-ci s'enfuir vers d'autres cieux. Pour le G7, l'OCDE ou le FMI, il ne reste donc aux grands pays qu'une seule médecine possible : renforcer la concertation entre eux afin d'imposer des politiques « saines » et convergentes. Concrètement, explique-t-on de part et d'autre du globe, si l'Europe, l'Amérique du Nord et le Japon parvenaient à rétablir leurs comptes publics, à tous s'engager vers la sagesse budgétaire et à suivre une politique monétaire comparable, la volatilité des marchés s'effacerait naturellement. Certaines personnalités, plus audacieuses, ont proposé de confier au FMI le soin d'assurer cette « surveillance multilatérale » des politiques économiques. Après tout, le Fonds monétaire international avait été créé en 1944 justement pour assurer la stabilité des marchés et gérer les déséquilibres. La commission de Bretton Woods, présidée par l'ancien responsable de la Réserve fédérale, Paul Volcker, a même proposé de confier au Fonds « un rôle central dans la coordination de la politique macroéconomique et dans le développement et la mise en place des réformes monétaires ». Mais la communauté financière a snobé toutes ces propositions, considérées d'un autre âge. En septembre, le président de la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement de l'Europe de l'Est), Jacques de La Rosière, a soumis l'idée de créer une sorte de serpent monétaire international : « Le monde n'a pas fini de payer les conséquences du peu de cas qui a été fait pendant quinze ans de l'instabilité des monnaies », a-t-il prévenu, prêchant dans le désert.
Les malheurs du FMI
Le Fonds monétaire international, quant à lui, a connu un anniversaire morose, ponctué par la première grande crise Nord-Sud de son histoire. Son directeur général, le Français Michel Camdessus, avait suggéré de redonner de l'oxygène aux pays du tiers-monde et aux pays de l'Est en procédant à une nouvelle émission de DTS (droits de tirages spéciaux) pour un montant d'environ 50 milliards de dollars. Ces DTS sont une sorte de monnaie émise par le FMI, que les pays récipiendaires peuvent ensuite changer pour la devise de leur choix. Dans la proposition de M. Camdessus, sur les 36 milliards de DTS émis, 16 milliards étaient réservés aux nouveaux pays membres du fonds – les pays de l'Est, essentiellement. Mais le G7, au début de la grande rencontre financière de Madrid, en septembre, a décidé de ne conserver du projet que les 16 milliards destinés à l'Est. Selon plusieurs membres du G7 – l'Allemagne, surtout –, une forte émission de DTS serait inflationniste, ce qui la rend inacceptable.
Refusant ce diktat des pays riches, les pays du Sud se sont mobilisés et, lors du conseil intérimaire du FMI, le 2 octobre, ils ont fait jouer pour la première fois la minorité de blocage qu'ils détiennent. L'ensemble du projet a dû être reporté. Et cette crise n'a pas seulement déstabilisé le directeur général Michel Camdessus mais également l'ensemble du fonds monétaire.
Pascal Riché