Banlieues : l'intifada ?
Pour les Français, 1991 n'aura pas été l'année du Golfe ou de la fin de l'URSS, mais celle des banlieues, qui se sont enflammées dès le mois de janvier. Le feu ainsi déclaré pourra-t-il être éteint rapidement, ou doit-on redouter des explosions de plus en plus fréquentes et violentes ?
Huit janvier 1991. Vaulx-en-Velin. Une cinquantaine de jeunes gens harcèlent les forces de l'ordre jusque tard dans la nuit. Ce sont les premiers incidents depuis les émeutes qui, au mois d'octobre précédent, ont suivi la mort de Thomas Claudio, un jeune motocycliste heurté par un véhicule de police. Les premiers d'une longue série. Car le feu couve toujours au Mas-du-Taureau, ce quartier de la région lyonnaise devenu contre son gré le symbole du malaise des banlieues. Un nouveau genre de rodéo – l'art de semer le désordre à bord de voitures volées – y a fait son apparition : les chauffards prennent en chasse des véhicules de police, forcent des barrages, percutent des vitrines de magasin en marche arrière. Les rodéos de Vaulx-en-Velin rythment ainsi le tempo d'une jeunesse sans avenir sur laquelle se penchent, avec une curiosité d'entomologiste, les médias, les sociologues et les pouvoirs publics.
La cage à fauves
Trente ans après leur naissance, les grands ensembles sont désormais un repoussoir. Et leur mal de vivre, l'un des problèmes majeurs de la société française. Quatre cents quartiers à « risques » ont été officiellement recensés par l'administration. Construites à la hâte, ces cités bétonnées « se sont juxtaposées au tissu ancien des centres-villes et des zones pavillonnaires sans que la greffe n'ait jamais pris », note une étude de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la Région Île-de-France (IAURIF). Un tiers des grands ensembles concernés se situe à plus de deux kilomètres du centre-ville ; la plupart sont entourés de terrains vagues ou de zones industrielles et coupés du reste de la commune par des voies ferrées ou des nœuds routiers. Moins de la moitié bénéficient d'une desserte d'autobus en soirée, alors qu'ils se trouvent à des kilomètres des gares.
Principales caractéristiques sociales des quartiers en difficulté : un taux de chômage souvent supérieur à 20 %, une forte proportion d'immigrés, l'extrême jeunesse des habitants dont près de 40 % ont moins de vingt ans. Ces derniers sont pour la plupart en situation d'échec scolaire : un jeune sur deux quitte l'école sans un diplôme en poche. Lorsque les maux s'accumulent, la cité se referme peu à peu sur elle-même et menace de basculer dans l'antimodèle : les ghettos à l'américaine. Interdits de séjour, les policiers n'y pénètrent qu'avec réticence. Car une petite étincelle suffit à mettre le feu aux poudres.
La Cité des Indes – sept tours où s'entassent 6 600 personnes –, à Sartrouville (Yvelines), s'est enflammée le 26 mars après la mort de Djemel Chettouh, un Maghrébin de dix-huit ans, abattu d'un coup de fusil à pompe par le vigile d'un centre commercial à la suite d'une altercation. Dès l'annonce de sa mort, des centaines de jeunes affrontent les policiers aux abords des lieux du meurtre. Des voitures sont incendiées. Quarante-huit heures plus tard, une nouvelle émeute éclate, cette fois dans le centre de la localité. Les cocktails Molotov pleuvent sur la mairie. Un magasin de meubles est réduit en cendres. Les CRS sont débordés par des groupes incontrôlés. Pris à partie par des jeunes en colère, le maire, Laurent Wetzel, est difficilement dégagé par les forces de l'ordre. Bilan de cette nuit de violence : sept blessés, dont cinq CRS et deux manifestants. Le lendemain, une marche silencieuse à la mémoire du jeune beur assassiné rassemble plus d'un millier de personnes.
Soudés par le désir de vengeance, les jeunes n'ont, disent-ils, supporté ni la réouverture rapide du centre Euromarché qui employait le vigile ni les propos du maire qui réclamait une intervention plus musclée des policiers. Mais c'est aussi le sentiment unanimement partagé d'impasse sociale qui exacerbe leur révolte. La tension persiste durant près d'un mois, malgré les tentatives de concertation engagées par Michel Delebarre, le ministre de la Ville et de l'Aménagement du territoire. Ce dernier s'engage à réhabiliter trois cents logements de la Cité des Indes au cours de l'année, à accentuer le soutien scolaire, à construire une salle destinée aux jeunes et à supprimer… le passage grillagé qui conduit de la cité au centre commercial et qui ressemble, assure le ministre, à « une entrée de cage à fauves ».
L'engrenage
Principal lieu de vie des cités, les centres commerciaux attirent comme un aimant les jeunes qui viennent y traîner leur ennui. C'est également le point de convergence des bandes. Selon une enquête de la Direction centrale des polices urbaines (DCPU), une moyenne de trois incidents graves se produit chaque semaine dans les banlieues aux alentours de ces temples de la consommation. Le rapport recense trois types d'agressions : les razzias, les combats entre bandes rivales et les affrontements entre les vigiles et les jeunes des cités proches des commerces. Les razzias visent en priorité les magasins de disques et les boutiques de prêt-à-porter avec une prédilection pour les marques prestigieuses. Le visage masqué par des foulards, les membres des commandos passent à l'action munis de battes de base-ball. Lorsque deux bandes se croisent, les parvis des centres commerciaux se transforment parfois en arènes sanglantes. Les tensions entre les agents de sécurité des sociétés de gardiennage et les désœuvrés dégénèrent, elles aussi, de plus en plus fréquemment. Mal formés, souvent armés sans autorisation, les vigiles éprouvent des difficultés à maîtriser leurs nerfs soumis à rude épreuve.