Panorama

Introduction

Dur, dur de vivre en 1987 dans le monde tel qu'il est ou, en tout cas, tel qu'il apparaît aux Français, spectateurs plus qu'acteurs des grands mouvements qui agitent la planète. Après avoir entamé une sorte de convalescence à partir de 1984 et retrouvé la croissance, les pays industriels ont rechuté. Ils sont victimes d'une maladie à virus multiples, contre lesquels les médecins sont impuissants, les vaccins inexistants.

Dans cet environnement cahotique, la France prolonge la crise économique des années 70 par une autre, morale, politique, culturelle, existentielle. Interrogés en novembre par IPSOS pour l'hebdomadaire le Point, nos compatriotes se montrent pessimistes : 74 p. 100 des membres de la « génération 86 » (âgés de 18 à 25 ans) et 61 p. 100 de ceux de la « génération 68 » (aujourd'hui âgés de 37 à 44 ans) pensent que la société française est raciste ; 66 p. 100 (dans les deux tranches d'âge) pensent qu'elle est égoïste ; 57 p. 100 et 55 p. 100 qu'elle est bloquée ; 55 p. 100 et 51 p. 100 qu'elle est injuste ; 54 p. 100 et 48 p. 100 qu'elle est vieille ; 53 p. 100 (dans les deux cas) qu'elle est triste. Ils sont enfin respectivement 52 p. 100 et 50 p. 100 à considérer qu'elle est en déclin. Le grand mot est lâché ; il entre en 1987 dans le vocabulaire des médias, des personnages publics mais aussi des citoyens.

De la France qui gagne à la France du déclin

L'image de la France, telle qu'elle ressort des médias, reste floue, en tout cas fluctuante. Un an après avoir célébré la « France qui gagne », beaucoup font leurs titres sur la « France du déclin ». Les hommes politiques, sans cesse interrogés sur ce thème, ont une attitude commune : chacun affirme que le déclin n'est pas inéluctable, sauf si ses adversaires conservent le pouvoir (lorsqu'on est de gauche) ou s'ils le reprennent (lorsqu'on est de droite). Contrairement à la langue française (voir Naissance de la francophonie, par J.-P. Péroncel-Hugoz), la langue de bois n'est pas menacée ! Même les intellectuels, qui refont peu à peu leur apparition dans le débat médiatique, ne manquent pas d'apporter leur pierre à l'entreprise collective de « défrance » à laquelle on assiste.

Quant aux Français, dans leur ensemble, ils sont à la fois tristes et inquiets. Tristes de voir que les difficultés du moment, loin d'être maîtrisées, s'accumulent au contraire à l'horizon. Inquiets de constater que personne, parmi ceux qui sont en charge de la gestion commune, ne semble capable ou désireux de rassembler les forces pour les faire travailler à une même œuvre de redressement national.

Les événements n'ont pas manqué, en cette année 1987, pour alimenter les craintes, les déceptions et le pessimisme. Certes, les grandes peurs individuelles et collectives ne sont pas nouvelles ; le chômage, l'insécurité, la crainte du terrorisme ou celle des « maladies maudites » (cancer, Sida) n'apparaissent pas pour la première fois dans cet inventaire social de fin d'année. Mais elles s'installent peu à peu dans les esprits comme des menaces permanentes, auxquelles chacun se sent confronté directement ou indirectement.

Malgré son « traitement social » et celui, « cosmétique », des statistiques qui en rendent compte, le chômage a poursuivi ses ravages. Ce n'est pas tant l'augmentation du nombre des personnes privées d'emploi qui compte aujourd'hui que celle de sa durée moyenne. Car c'est elle qui est responsable de l'accroissement continu de l'exclusion et de la marginalisation. Comment être fier de vivre dans une démocratie, d'habiter la patrie des droits de l'homme, traditionnelle terre d'asile des réfugiés et des opprimés, bref d'être Français, lorsque la France ne fournit plus à tous ses membres de quoi se nourrir ou se loger ?

Ceux qui ne sont pas concernés par cette insupportable pauvreté ne sauraient être vraiment heureux ; leur bonheur est comme entaché par l'injustice engendrée par les ratés de la « machine égalitaire » dont parle Alain Minc (Grasset). C'est ce qui explique que les Français, individualistes par nature et par choix conjoncturel, soient capables de temps à autre de formidables élans de générosité, surtout lorsqu'ils sont largement médiatisés ; le Téléthon de décembre 1987 relayé par Antenne 2 allait rapporter quelque 200 millions de francs pour la recherche sur la myopathie...