L'« intégrisme » musulman
Par des publications, des revendications et des manifestations réitérées, un profond courant de l'opinion musulmane proclame la nécessité d'une application stricte des règles de l'islam dans la vie publique comme dans les comportements privés. Au cours des dernières années, cette conception radicale de l'islam s'est propagée à travers le monde musulman, du Maroc à l'Indonésie. Pour désigner ce phénomène, les médias emploient l'expression d'intégrisme musulman dont l'usage s'est largement répandu. Le terme d'islamisme a la préférence des observateurs spécialisés.
Plusieurs événements survenus au cours de l'année 1986 signalent la permanence, à travers le monde, de ce qu'on est convenu d'appeler l'« intégrisme » islamique. L'Iran poursuit l'établissement d'institutions politiques et sociales qualifiées d'islamiques. Au Liban, le radicalisme a, de manière frappante, connu un grand essor. Le Ḥizb-Allāh (Parti de Dieu, qui n'est pas le Parti des fous de Dieu évoqué parfois par la presse) regroupe des chiites libanais ; il est capable, désormais, de concurrencer sérieusement le mouvement Amal (Espoir), de Nabih Berri, et même de l'affronter par les armes à Beyrouth, à Baalbek, et au sud du Liban. La guérilla islamique « intégriste » provoque en Afghānistān de meurtrières offensives soviétiques. Des procès ont été aussi intentés au Maghreb contre des activistes islamiques au cours de l'année 1986.
Comme l'expression « intégrisme islamique » désigne aujourd'hui des phénomènes très différents et parfois antagonistes, il faut essayer de présenter à grands traits la variété des formes d'action de l'« intégrisme islamique » dans le monde, puis les grandes idées et revendications qu'il diffuse. Enfin, nous essaierons de comprendre ces phénomènes « intégristes », en recherchant leur signification et en repérant certaines causes probables du mouvement.
Les formes d'action
Les formes d'action oscillent entre une certaine participation au pouvoir, le groupe de pression plus ou moins pesant, et l'action insurrectionnelle aboutissant éventuellement à des gouvernements « intégristes » islamiques.
La participation au pouvoir
Des activistes islamiques occupent des postes au gouvernement en Jordanie, au Koweït, au Yémen du Nord, au Qatar, au Soudan. Des personnalités du mouvement des Frères musulmans, fondé en Égypte en 1928, partagent les responsabilités du pouvoir dans ces pays, enseignent dans les universités, sont actifs dans l'armée et dans la presse. Depuis la fin des années 1970, la Jordanie a soutenu sur son territoire la résistance islamique syrienne. Le Soudan a suivi depuis 1983 les directives des Frères musulmans et instauré une application pénale rigoureuse, peu musulmane en fait, de la Charī«a (lois islamiques variables, inspirées du texte du Coran et, surtout, des textes du Ḥadīth, traditions attribuées à Mahomet).
Les groupes de pression
Les intégristes islamiques constituent des groupes de pression, de force croissante en Turquie, où le Parti du salut national, entre autres, remet en cause le kémalisme. En Égypte, après l'assassinat de Sadate, en octobre 1981, par un groupe extrémiste appelé Djihād (Guerre), les Frères musulmans historiques ont restauré leur influence, d'autant qu'ils se démarquent publiquement des extrémistes et les condamnent. Militant pour l'application de la Charī«a, ils ont obtenu des résultats tangibles en matière de droit de la famille. En Algérie, des groupes, étiquetés du nom général et vague de Frères musulmans, ont obtenu un Code de la famille écrit qui leur est favorable sans exclure des solutions « émancipées » optionnelles. Au Maroc, en Tunisie, au Mali, au Sénégal, ailleurs encore, le mouvement islamique accentue, comme en Algérie, la division des mentalités entre islamiques intransigeants et « modernes » marqués par la culture française. Les universités sont, dans ces pays, les foyers privilégiés de l'intégrisme. En Inde, les courants musulmans activistes misent sur les très fortes minorités musulmanes, structurées par la Djama«at i-islāmī (Communauté islamique).
Les insurrections islamiques
Dans quelles circonstances un groupe de pression réprimé et opprimé est-il conduit à la révolte ? On a connu des insurrections islamiques, « intégristes », selon le vocabulaire reçu. Aujourd'hui, c'est l'Afghānistān, le Liban et la Syrie ; c'était l'Égypte au début des années 1980 ; ce fut, par un putsch militaire, la Libye en 1969, le Pākistān en 1976, et, dans le cadre d'un soulèvement populaire guidé par une coalition de partis en majorité « islamiques », l'Iran en 1978-1979 ; ce fut, plus tôt, l'Arabie Saoudite, créée par un mouvement puritain politico-religieux, le wahhābisme, véhiculé par la force de la famille Saoud, au cours des années 1920. Ces révolutions ont toutes installé des régimes qui se veulent « islamiques », qui instaurent un Code pénal dit « coranique » et appliquent les peines du talion censées remplacer l'incarcération (mort, lapidation ou amputation). Même les « zones libérées » par la résistance islamiste afghane pratiquent ce système. En Iran, l'état de guerre intérieure et extérieure justifie aussi des exécutions capitales immédiates, sans procès, au nom de la guerre sacrée contre les « hypocrites ». L'arsenal des enlèvements, piratages, chantages sur des otages, attaques suicidaires, a pris un essor efficace grâce à la publicité automatique des organes de presse occidentaux. Ce « terrorisme publicitaire » que l'on a appelé le « nucléaire du pauvre » est l'une des armes bien utilisées par « l'intégrisme » islamique. En Afghānistān, la résistance nationale au régime communiste prosoviétique (1978), puis à l'armée soviétique d'occupation (1979) a pris une tonalité islamique « intégriste » ; les associations d'ulémas traditionnellement non engagées se sont ralliées à cette tendance. En Syrie, d'une manière assez comparable, le front d'opposition au régime baassiste a été piloté par les nouveaux Frères musulmans, en 1980-1981. Une confrontation de grande ampleur a eu lieu début 1982 à Ḥama ; elle a été sanctionnée par un bain de sang aveugle de la part de l'armée syrienne. Depuis, le combat s'est déplacé vers le Liban, par groupes interposés, en particulier au nord, à Tripoli, parmi les sunnites (mouvement Tawḥīd), à Beyrouth, à Baalbek et, au sud, parmi les chiites radicaux (Ḥizb-Allāh). Dans la partie du Liban non chrétien qu'il occupe depuis 1976, le pouvoir syrien est vulnérable, face aux divers groupes « intégristes islamiques » qui s'y sont épanouis au cours des années 1980, et surtout au lendemain de l'invasion israélienne de l'été 1982. Cette pression conjuguée de la Syrie et d'Israël sur le Liban et contre les Palestiniens a déclenché une mobilisation musulmane violente et radicale, alors que, précédemment, les musulmans libanais, tant sunnites que chiites, représentaient un élément modérateur dans la guerre civile qui, depuis 1975, opposait les Maronites radicaux, les Palestiniens et le parti des Druzes. Le Ḥizb-Allāh, chiite, et le Tawḥīd (Unification), sunnite, à Tripoli, revendiquent la dilution du Liban non plus dans une grande Syrie, ni, certes, au profit d'un petit État maronite, mais dans un Empire islamique parti de Téhéran.