Il faudrait être Saint-Simon pour répertorier, cataloguer, disséquer tous les manquements à la cohabitation, les accrocs qui remaillent et les blessures qu'elle sécrète. Pour les politiciens comme pour les autres hommes, la mémoire a ceci de réconfortant qu'elle peut être sélective : elle sait oublier les crispations et négliger les agacements. Mais le tamis ne peut filtrer les graves affrontements. Il y en a.
Et ils adviennent rapidement. Dès le second Conseil des ministres, François Mitterrand fait savoir qu'il ne signera pas l'ordonnance supprimant l'autorisation administrative de licenciement – et voilà Jacques Chirac contraint, c'est la première fois mais pas la dernière, de transformer son ordonnance en projet de loi et de passer devant le Parlement. Dès lors, aussi, le pli est pris et l'opinion s'habitue, en quelque sorte, à apprendre que le président a manifesté ses réserves. En avril, successivement, il fait savoir qu'une dévaluation ne lui paraît guère opportune, qu'il est hostile à des ordonnances portant sur la privatisation d'entreprises nationalisées avant 1981. En mai, il s'oppose à plusieurs remplacements dans des postes nommés en Conseil des ministres, d'hommes jugés à gauche, il s'inquiète des projets du gouvernement concernant la Nouvelle Calédonie, il marque son désaccord avec son Premier ministre sur l'Initiative de défense stratégique.
Étonnantes au début, ces salves du président contre les projets gouvernementaux apparaissent vite à l'opinion presque comme de la routine. Les Français s'habituent à ce que leur président et leur Premier ministre adoptent sur de nombreux sujets des positions opposées. Personne, au fond, ne s'étonne que François Mitterrand refuse les privatisations, s'inquiète du nouveau découpage électoral, manifeste sa prééminence en ce qui concerne la défense, s'insurge des dispositions du nouveau code de la nationalité, prenne ses distances quant à la réforme des prisons et, sur tous les sujets d'actualité ou presque, fasse entendre sa différence.
De temps en temps, dans cette situation somme toute exceptionnelle mais qui, peu à peu, sombre dans la monotonie, quelques « exercices de cohabitation » font hausser les sourcils des Français. D'amusement, lorsqu'ils constatent la course de vitesse entre leurs champions – comme au sommet des pays industrialisés, à Tokyo, où François Mitterrand et Jacques Chirac « se marquent », soucieux l'un de l'autre, de ne pas laisser au rival un trop grand prestige. Ou d'inquiétude, quand la crise paraît plus sévère.
Comme le 14 juillet. Ce jour-là François Mitterrand annonce à la télévision qu'il ne signera pas l'ordonnance sur la privatisation. Dans la soirée, Jacques Chirac lui téléphone et leur dialogue, tel que le rapportent Jean-Marie Colombani et Jean-Yves Lhomeau dans leur livre le Mariage blanc (Grasset, 1986), traduit les limites de la cohabitation.
« Monsieur le Président, dit Jacques Chirac, la majorité de mes amis souhaite la crise... Et je dois vous dire que moi-même, si je laissais aller mon tempérament...
– Une crise ? De quelle crise parlez-vous ? Songent-ils à une crise gouvernementale ?
– Je ne plaisante pas, Monsieur le Président. La plupart d'entre eux veulent une élection présidentielle anticipée.
– Ah bon ! En seraient-ils maîtres ? Mais vous avez raison. Il y aura bien une élection présidentielle. En 1988.
– C'est plus grave que vous ne le pensez, Monsieur le Président. Mais l'intérêt du pays...
– Ah, vous avez dit « mais ». Donc il n'y a pas crise. Parlons d'autre chose, si vous le voulez bien.
– Par tempérament, je souhaiterais la crise. Par raison, je pense qu'il faut l'éviter. Voulez-vous mettre fin à la cohabitation ?
– Je ne souhaite pas la crise mais je suis prêt à assumer les conséquences de ma décision. Je vous avais prévenu et vous n'avez pas voulu m'entendre. Je vous l'ai déjà dit. Je n'attends rien, je ne demande rien. Je n'attends pas de récompense. L'opinion ne m'intéresse pas. Je n'aspire qu'à bien finir mon septennat. Vous le savez, l'élection présidentielle était inscrite dans les faits dès le 16 mars. Il est déjà miraculeux que notre cohabitation se soit déroulée sans heurt pendant quatre mois. Conjuguons nos efforts pour que ce miracle se poursuive. »
Le mariage de raison
Le « miracle » se poursuivra. D'autant que François Mitterrand et Jacques Chirac vont être, paradoxalement, unis par le sang. Celui que laissent derrière eux les terroristes, extérieurs et intérieurs, qui lancent un défi à la France en faisant éclater leurs bombes. Car le sang coule et la mort frappe aussi bien dans une galerie commerciale des Champs-Élysées (le soir-même où Jacques Chirac devient Premier ministre), qu'au Pub Renault, à la Brigade de répression du banditisme qu'à l'hôtel de ville, rue de Rennes comme à la Défense. Et la mort touche autant des anonymes que des personnalités comme le PDG de Renault, assassiné un soir de novembre.